Peter Heather, Rome et les Barbares – Histoire nouvelle de la chute d’un Empire, Les Belles Lettres, 06/09/2024, 806p., 21€
Dans la belle collection “Le goût de l’Histoire”, les Éditions des Belles Lettres publient en cette rentrée la traduction inédite d’un ouvrage de 2005 qui a fait date dans les études sur l’Antiquité : Rome et les Barbares : Histoire nouvelle de la chute d’un Empire. Le texte est signé par Peter Heather, historien britannique et professeur d’histoire médiévale au King’s College de Londres.
La complexe historiographie de l'Antiquité tardive
Depuis les années 1970, l’étude de l’Antiquité tardive connaît un profond renouvellement. Deux écoles de pensée s’affrontent, reflétant des approches et des interprétations divergentes de cette période charnière. On pourrait presque parler de combat des Anciens contre les Modernes. Les “Modernes”, inspirés par les travaux pionniers de Peter Brown, proposent une vision novatrice. Ils s’intéressent davantage à l’Empire d’Orient, privilégient l’histoire culturelle et religieuse, et mettent l’accent sur les continuités et les transformations plutôt que sur l’idée de “déclin”. Leur approche, plus interdisciplinaire, dialogue avec d’autres courants des sciences humaines. Du côté des “Anciens”, on défend une vision plus traditionnelle. Les travaux se concentrent essentiellement sur l’Empire d’Occident, l’histoire militaire et politique, et maintiennent l’idée d’un déclin de Rome. Le livre de Peter Heather s’inscrit dans ce débat, en proposant une synthèse complète des principaux enjeux.
Une déstabilisation venue de l’Orient
La chute de l’Empire romain d’Occident au Ve siècle est un sujet qui a longtemps fasciné les historiens. Diverses théories ont été avancées pour expliquer cet événement majeur, allant de l’influence du christianisme à des facteurs environnementaux, en passant par la fiscalité. Pourtant, vers 375, l’Empire semble encore stable et prospère malgré sa division. Un siècle plus tard, la situation a radicalement changé. Que s’est-il passé ? Dans son ouvrage, Peter Heather propose une analyse approfondie de cette transformation. Il met en lumière le rôle crucial des peuples germaniques, qui ont longtemps coexisté avec l’Empire de manière plus ou moins pacifique. Cependant, un événement majeur va bouleverser cet équilibre. Au printemps 376, une crise sans précédent éclate : des milliers de Goths, fuyant une menace inconnue, se pressent aux frontières de l’Empire. Rome, espérant en tirer profit, les accueille. Mais cette décision aura des conséquences désastreuses, culminant avec la bataille d’Andrinople en 378 où les Romains subissent l’une de leurs défaites les plus cuisantes. La véritable cause de ce bouleversement est l’arrivée des Huns. Leur progression depuis les steppes eurasiennes provoque un effet domino, poussant de nombreux peuples vers l’ouest. Bien que numériquement inférieurs aux forces romaines – les tribus germaniques rassemblaient environ 120 000 combattants contre environ un demi-million de soldats impériaux – ces groupes déstabilisent profondément l’Empire.
Les Huns eux-mêmes, après avoir semé le chaos, ne s’installent pas durablement. Leur chef le plus célèbre, Attila, mène des campagnes jusqu’en Gaule avant d’être arrêté en 451. Sa mort soudaine marque la fin de leur domination. Cependant, les conséquences des mouvements de population perdurent.
Une situation devenue ingérable
L’Empire romain tardif doit faire face à un défi majeur : ses forces armées, organisées de manière centralisée et statique, peinent à contenir les mouvements des hordes nomades. Cette période a vu l’émergence de nouvelles entités politiques, comme les Wisigoths, qui, sous la pression des Huns et de l’Empire, ont progressé des Balkans jusqu’en Gaule, en passant par l’Italie où ils ont marqué l’histoire en pillant Rome. Les Vandales, quant à eux, ont parcouru l’Europe d’est en ouest, s’alliant aux Alains, pour finalement s’établir en Afrique du Nord et développer une puissance maritime. Ces migrations ont profondément reconfiguré la carte politique de l’Occident romain. Des royaumes d’origine barbare se sont formés en Gaule, en Hispanie et en Afrique, évoluant progressivement vers des structures étatiques plus complexes, intégrant des éléments de la culture romaine tout en conservant leur identité propre. Dans son analyse, Heather dépeint avec brio la complexité de cette période. Il présente les acteurs principaux – Rome, Constantinople, les peuples germaniques, les Perses – et examine l’attrait durable de la civilisation romaine sur les populations conquises. L’auteur s’appuie sur des données concrètes pour illustrer les défis logistiques de l’Empire. Par exemple, il souligne les besoins considérables en approvisionnement des légions stationnées aux frontières et explique pourquoi certaines régions, comme la Germanie, n’ont pas été intégrées à l’Empire, contrairement à l’Afrique du Nord, véritable grenier à blé de Rome. Malgré son étendue impressionnante, l’Empire romain souffrait de faiblesses structurelles. La lenteur des communications et des déplacements compliquait considérablement la gestion administrative. Heather compare ainsi le défi de gouverner l’Empire romain à celui de diriger une entité plusieurs fois plus vaste que l’Union européenne actuelle, soulignant l’ampleur de la tâche à laquelle étaient confrontés les dirigeants romains.
Peter Heather analyse avec brio cette complexe conjonction de causes d’origines diverses qui ont précipité la chute de l’Empire. Rome et les Barbares propose une synthèse accessible et érudite d’une période charnière de l’Histoire européenne et permet de renouveler notre compréhension de la fin de l’Antiquité.
Chroniqueur : Marine Moulins
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