Camille Leyvraz, Rouille, Éditions La Veilleuse, 21/08/2025, 144 pages, 16€
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Camille Leyvraz offre avec Rouille un roman bouleversant qui nous plonge dans les entrailles d’un village sans nom, où une jeune femme porte l’enfant du viol. Publié aux Éditions La Veilleuse en Suisse, cet ouvrage, impossible à lâcher, révèle une autrice romande au style unique, déjà remarquée pour ses précédents ouvrages. La jeune auteure façonne une œuvre puissante où chaque phrase devient incantation, chaque mot devient rituel de survie.
Un village hors du temps, terriblement actuel
Camille Leyvraz plonge le lecteur dans un univers paysan délibérément flou, où l’absence de repères temporels précis crée un malaise persistant. Les personnages traient les vaches à la main, utilisent des charrettes, consultent la femme sage pour les accouchements, mais cette ruralité archaïque résonne étrangement avec notre présent. Le village de Rouille, pourrait exister aujourd’hui dans certaines vallées reculées, ces zones blanches où les violences se perpétuent dans l’indifférence générale.
Ce décalage temporel volontaire amplifie le caractère troublant du récit. La narratrice, violée puis enceinte, malaxe l’argile pour créer des têtes qu’elle enterre comme des sortilèges. Son frère la transporte dans une brouette, car il refuse qu’elle marche pendant sa grossesse. Le père soigne une plaie purulente avec des vers et de l’alcool. Ces gestes d’un autre âge côtoient des comportements universels : le déni collectif face au viol, la transformation de la victime en coupable, les commérages qui détruisent. Camille Leyvraz révèle ainsi que certaines violences traversent les époques intactes.
La mécanique glaçante du quotidien
Le roman dérange par sa capacité à normaliser l’horreur. Les corvées paysannes – traire les vaches, couper le bois, laver le linge au lavoir – continuent malgré le trauma. Cette routine implacable devient plus oppressante que la violence elle-même. La narratrice compare ses seins douloureux aux pis de la Noiraude, établissant un parallèle troublant entre sa condition et celle du bétail. Les parents mangent moins pour nourrir leur fille enceinte tout en la rejetant moralement. Ces contradictions quotidiennes créent une atmosphère étouffante où la tendresse et la cruauté s’entremêlent sans logique apparente.
Camille Leyvraz excelle dans la description des transformations corporelles. La grossesse forcée modifie non seulement le corps de la narratrice, mais aussi sa perception du monde. Les sens s’aiguisent : elle sent l’odeur “acide et sucrée” du pus, distingue les différentes textures de terre, perçoit les micro-variations de température. Cette hyperesthésie traduit un état de vigilance traumatique permanent, où chaque sensation devient potentiellement menaçante.
L'évolution troublante des liens
Le parcours du frère constitue l’un des aspects les plus dérangeants du roman. Soupçonné d’avoir tué le violeur disparu, il porte cette accusation sans la démentir. Son mutisme depuis la découverte du viol crée une zone d’ombre inquiétante. Protège-t-il sa sœur par amour ou par culpabilité ? Ses gestes de tendresse – les figurines sculptées, la brouette pour la transporter – oscillent entre protection et possession. Camille Leyvraz maintient cette ambiguïté jusqu’au bout, refusant au lecteur le confort d’une interprétation univoque.
La transformation progressive des parents déstabilise également. Le père, d’abord hostile à l’enfant bâtard, s’attendrit imperceptiblement. Sa propre blessure physique – cette plaie qui refuse de cicatriser – semble ouvrir en lui une brèche empathique. La mère passe de la froideur absolue à une grand-mère inattendue. Ces mutations lentes interrogent : l’amour peut-il racheter la complicité initiale dans l’abandon ?
Une écriture qui refuse la consolation
L’alternance entre prose dense et fragments poétiques reproduit les soubresauts d’une conscience traumatisée. Les vers surgissent comme des retours en arrière sensoriels : “les oiseaux meurent / la tête en bas”, “la langue / qui frotte le cœur”. Ces images fulgurantes percent le récit comme autant d’échardes impossibles à extraire. Camille Leyvraz refuse toute esthétisation de la souffrance, toute sublimation poétique qui viendrait adoucir la violence du propos.
L’absence de noms propres (hormis ceux des animaux) universalise le drame tout en créant une distance troublante. La narratrice reste “je”, son frère reste “le frère”, renforçant l’impression d’un conte cruel dont nous serions tous les protagonistes potentiels. Cette dépersonnalisation partielle fait écho aux témoignages contemporains de victimes de violences sexuelles, souvent réduites à leur statut de victime.
L'enfant comme énigme morale
L’ambivalence de la narratrice face à l’enfant constitue le cœur dérangeant du roman. Camille Leyvraz explore sans faux-fuyants la coexistence de la haine et de l’attachement, du rejet et de la protection. Les tentatives d’avortement artisanales, l’espoir que l’enfant meure, puis l’angoisse qu’il ne survive pas l’hiver ; cette oscillation permanente défie les représentations convenues de l’instinct maternel.
Rouille confirme l’émergence d’une voix littéraire majeure. Camille Leyvraz compose une symphonie tellurique où la beauté jaillit de la boue, où la poésie irrigue la violence. Son roman touche au cœur par sa capacité à transformer l’indicible en chant, la blessure en force créatrice. Une lecture nécessaire qui marque durablement par sa puissance d’évocation, sa profonde humanité et par son refus de toute consolation facile.

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