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Kudsi Erguner et Arzu Erguner, Rûmî et les derviches tourneurs, Albin Michel, 30/04/2025, 256 pages, 22,90 €.

Dans le grand concert des spiritualités mondialisées, une figure résonne avec la familiarité d’un refrain universel : celle de Djalâl ad-Dîn Rûmî. Ses vers, devenus aphorismes de bien-être, circulent sur les réseaux sociaux, parant nos quêtes de sens d’une aura de sagesse persane. Il est le poète de l’amour absolu, l’apôtre d’une tolérance œcuménique, une icône si lisse et si accessible qu’elle semble avoir été ciselée pour notre époque. C’est précisément au cœur de cette évidence contemporaine que s’immerge l’ouvrage de Kudsi et Arzu Erguner, Rûmî et les derviches tourneurs, avec l’ambition tranquille de restituer à la fois l’homme, sa tradition et l’épaisseur du temps qui les a façonnés. Ce texte se déploie comme un travail de restauration patiente, dépoussiérant le portrait originel des couches successives de vernis, des interprétations fallacieuses et des projections culturelles qui, en voulant l’honorer, l’ont dénaturé.

Rûmî, de la tradition soufie au prophète du New Age

Le projet des auteurs prend racine dans une légitimité rare, celle qui unit la mémoire vivante à l’investigation savante. Kudsi Erguner, musicien et maître soufi mondialement reconnu, ouvre son propos sur une réminiscence fondatrice : les traversées enfantines du Bosphore pour rejoindre le tekke, ce lieu clandestin où se perpétuait, dans le secret de la Turquie laïque, une tradition vieille de sept siècles. Cet avant-propos est une clé herméneutique qui éclaire toute la démarche du livre. L’enquête qui suit, aussi rigoureuse soit-elle, est irriguée par cette sève biographique, par cette filiation assumée avec les derniers détenteurs d’un savoir menacé. L’ouvrage cartographie avec minutie la généalogie de ces distorsions qui ont transformé le savant et mystique musulman du XIIIe siècle en prophète du New Age. Il explore comment le nationalisme turc, cherchant à se forger un “islam turc”, puis un Occident en quête de spiritualités décontextualisées, a tour à tour sculpté un Rûmî conforme à leurs propres désirs, gommant les aspérités d’une pensée profondément ancrée dans la théologie et la mystique islamiques. Les auteurs opèrent une véritable archéologie de la sanctification, montrant comment la figure historique est devenue un palimpseste sur lequel chaque époque a réécrit son propre message.

Du mythe universel à l’ancrage islamique

Rûmî et les derviches tourneurs procède par éclaircissements successifs, revenant aux textes sources — le Mesnevi, le Fîhi Mâ Fîh, les récits hagiographiques d’Aflâkî — pour en faire jaillir la signification première. Le livre dissèque les idées reçues les plus tenaces avec une méthode qui tient de la philologie et de la maïeutique. Il révèle ainsi la provenance exacte de ce quatrain fameux, “Viens, viens ! Qui que tu sois, viens !”, l’attribuant au soufi Abou Saîd Ibn Abi l-Khayr, et en analyse la portée authentique, bien plus exigeante que la simple invitation à une tolérance indifférenciée. L’ouvrage confronte le Rûmî perçu au Rûmî attesté par ses propres écrits et par ses disciples, révélant un maître soufi dont l’enseignement, loin d’édulcorer les fondements de sa foi, les approfondit dans une expérience mystique incandescente. Sans dissocier Rûmî de l’islam, les auteurs le resituent au cœur vibrant de sa tradition, démontrant comment l’universalisme de sa parole émerge de la profondeur de son ancrage particulier. La parole des auteurs, elle-même nourrie de cet esprit, avertit, à l’instar de Rûmî, contre la séduction des belles formules vides de substance : “Le chasseur d’oiseau maîtrise le chant des oiseaux, mais il n’a appris leur langage que pour pouvoir les mettre en cage.”

Le Sema, geste rituel et récupération scénique

Un des apports fondamentaux de ce livre réside dans son exploration du sema, la danse giratoire des derviches, aujourd’hui réduite à un spectacle folklorique. Les auteurs restituent la dimension spirituelle de ce qui est avant tout une “écoute” (sema) de la présence divine, une pratique où le tournoiement est la conséquence involontaire d’un état de transe, et non une technique chorégraphique. Ils en retracent la genèse historique, de sa forme spontanée et extatique à l’époque de Rûmî, jusqu’à sa ritualisation progressive et sa codification tardive. Le livre magnifie la distinction entre le geste authentique, qui est un cheminement intérieur, et sa représentation symbolique, qui fige la pratique dans une imagerie stérile. Cette analyse du sema devient une métaphore de la trajectoire de Rûmî lui-même : comment un vécu spirituel, une expérience brûlante, s’est peu à peu figé en une icône culturelle, le signifiant (la danse, le poème) ayant été déconnecté de son signifié originel (l’état mystique). Le lecteur comprend alors que la prétendue “renaissance” de la confrérie mevlevie dans la Turquie contemporaine participe de ce même phénomène de folklorisation, vidant le rituel de sa substance pour en conserver l’enveloppe esthétique.

Rûmî et les derviches tourneurs offre donc une salutaire rectification historique, mais l’ouvrage est aussi un acte de transmission, un geste de fidélité à la fois intellectuelle et spirituelle. Kudsi et Arzu Erguner nous convient à un voyage vers le Rûmî essentiel, celui dont la complexité et l’exigence sont le véritable gage de son universalité. Le livre est une invitation à une forme supérieure d’écoute, où il s’agit de percevoir, derrière le fracas des interprétations modernes, le souffle subtil d’une tradition authentique. À travers cette lecture, on comprend que si l’image de Rûmî a été galvaudée, son message, lui, demeure intact pour qui sait où le chercher. Car, comme le poète l’écrivait lui-même, même lorsque le jardin a disparu, sa présence se perpétue pour ceux qui ont la patience d’en distiller l’essence : “La rose s’est fanée et le jardin de roses s’est flétri. / Alors, cherchons le parfum de la rose dans l’eau de rose.”

Image de Chroniqueur : Maxime Chevalier

Chroniqueur : Maxime Chevalier

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