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Olivier Legrain et Vincent Edin, Sauver l’information de l’emprise des milliardaires, Payot, 04/05/2024, 142 pages, 5€

Que reste-t-il de la vérité, à notre époque, sinon un archipel d’îlots de certitudes assiégées, battues par les flots incessants d’un océan d’informations manufacturées ? À cette interrogation qui hante nos démocraties vacillantes, l’essai d’Olivier Legrain et Vincent Edin, Sauver l’information de l’emprise des milliardaires, apporte une réponse qui a la clarté funeste des diagnostics sans appel. Ce n’est pas un livre, c’est un relevé méticuleux des voies d’eau qui menacent de couler le navire démocratique français, une anatomie du pouvoir là où il est le moins visible mais le plus opérant : dans la fabrication du consentement. Les auteurs esquissent, avec une rigueur qui confine parfois au désenchantement, le portrait d’une presse française passée en quelques décennies sous le contrôle d’une poignée de grands capitaines d’industrie dont les intérêts — dans l’armement, le luxe, les télécommunications ou le BTP — constituent l’antithèse absolue de la mission d’informer. Arnault, Bolloré, Drahi, Niel, Saadé, Kretinsky : ces noms, devenus les véritables éditorialistes en chef du pays, ne sont plus seulement des acteurs économiques ; ils sont les architectes de notre imaginaire collectif, façonnant une réalité médiatique qui sert, avant toute chose, leur vision du monde et leurs bilans comptables, promouvant ce qu’un cynique appellerait « une information qui respecte les grands équilibres économiques ».

La force de cet ouvrage, au-delà de sa documentation implacable, réside dans sa capacité à ne jamais dissocier les structures économiques des offensives idéologiques qu’elles rendent possibles. Olivier Legrain et Vincent Edin démontrent comment la concentration capitalistique n’est pas un accident de parcours, mais une stratégie délibérée, un Blitzkrieg mené contre le pluralisme. Le cas de Vincent Bolloré, traité ici non comme une caricature mais comme l’avant-garde méthodique d’une guerre culturelle, est à ce titre paradigmatique. Le livre dissèque le lent travail de sape qui a transformé des chaînes d’information comme CNEWS en plateformes de propagande, où le débat contradictoire est remplacé par l’invective et l’analyse par l’anathème, et où les obsessions d’une extrême droite autrefois marginale sont érigées en problèmes centraux de la société française. Ce n’est pas une dérive, mais un projet : imposer un agenda, disqualifier toute alternative, et paver la voie à un autoritarisme souriant qui promet l’ordre en échange de la liberté. L’ouvrage rappelle cette vérité amère que la censure la plus efficace n’est pas celle qui interdit, mais celle qui sature l’espace avec le bruit, la fureur, la polémique stérile, jusqu’à rendre inaudible toute voix discordante. La prise de contrôle n’est pas seulement financière ; elle est sémantique. Les mots sont vidés de leur sens, les faits deviennent optionnels, la complexité du réel est broyée au profit de slogans. Ce mécanisme, les auteurs le nomment, à juste titre, une préparation à « la bataille des idées qui ne dit pas son nom », une bataille où le journalisme n’est qu’une arme parmi d’autres.

En cela, Sauver l’information est une œuvre éminemment politique, qui nous invite à relier les points entre la précarisation des journalistes, la course à l’audience, la montée des populismes et la violence symbolique des discours dominants. On songe, en lisant ces pages, à la mise en garde de Pasolini sur la disparition des lucioles, cette extinction du contre-pouvoir intellectuel et populaire face à l’hégémonie d’un consumérisme qui mute aujourd’hui en néo-conservatisme identitaire. Car le véritable drame que ce livre met en lumière, c’est la progressive internalisation de la censure par les journalistes eux-mêmes, cet instinct de survie qui pousse à l’autocensure, cette prudence qui devient couardise, ce renoncement qui se pare des atours du réalisme. Comment, en effet, enquêter librement sur son propre actionnaire ? Comment critiquer un modèle économique quand on dépend de sa manne publicitaire ? Comment résister à la tentation du buzz, à la simplification outrancière, quand les algorithmes et la pression du clic permanent récompensent précisément cela ? L’essai est aussi un hommage en creux, vibrant et mélancolique, à tous ces journalistes qui, dans l’ombre, tentent de poursuivre leur mission, ces Sisyphe modernes condamnés à pousser le rocher de la vérité sur une pente rendue chaque jour un peu plus glissante par ceux-là mêmes qui possèdent la montagne.

Cet ouvrage n’est donc ni un pamphlet désespéré, ni un traité académique détaché ; c’est un appel à l’insurrection de la conscience, un manuel de survie intellectuelle pour une époque qui a désappris à douter. Il met en lumière le paradoxe terrifiant d’un système où la liberté d’expression est instrumentalisée par ceux qui s’emploient à en détruire les conditions d’exercice. Olivier Legrain et Vincent Edin nous obligent à regarder en face notre propre complicité passive, notre confort intellectuel, notre paresse citoyenne face à une information pré-mâchée, indigeste, mais si facile à consommer. La question qui court en filigrane de chaque chapitre, lancinante, est celle de notre propre responsabilité. La défense de la liberté de la presse n’est pas une affaire de spécialistes : c’est le combat de chaque citoyen, car ce qui se joue dans les salles de rédaction, c’est la vitalité même de notre démocratie. Si cet essai parvient à secouer ne serait-ce qu’une fraction de ses lecteurs, s’il les incite à soutenir les médias indépendants comme Blast ou Mediapart, à questionner les sources, à refuser la fatalité du récit dominant, il aura atteint son objectif. Car, ainsi que l’écrivent les auteurs dans une conclusion qui sonne comme un commencement : « Il ne s’agit pas de savoir s’il faut résister, mais de choisir comment ». Face à la cartographie du naufrage, ce livre nous tend à la fois le miroir et la boussole. À nous de décider de ce que nous en ferons.

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