Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, Savonarole, l’Arme de la parole, Passés Composés, 11/09/2024, 456 pages. 24€
En Italie, une nouvelle période s’ouvre, qui va bientôt étendre ses filets dans toute l’Europe. Elle est un magnifique contrepoids aux sévères et lugubres siècles d’un Moyen-Âge qui se meurt. Peinture, architecture, écriture, rien n’échappe à son irrésistible ascension. Florence et ses princes en ont fait la capitale. C’est la Renaissance qui, comme son nom l’indique, se veut effacer le manteau de plomb qui régnait jusqu’alors. À Ferrare, voici que voit le jour l’homme qui défiera, sans aucune crainte car il est possédé par sa foi, les institutions en place et qui fera un temps vaciller cette marche triomphale vers le futur mais déjà minée par les excès.
De lui, je connaissais l’essentiel : l’ascèse, l’absence de peur, la foi inébranlable en Dieu, la prise de pouvoir philosophique à Florence et la fin lamentable. Jérôme Savonarole était un bloc de pureté car, voyez-vous, il parlait avec le Créateur ! Peut-être…
Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini ont voulu pousser plus loin les poncifs de cette créature, spécialistes qu’ils sont de ce début de monde de la Renaissance et des personnages hauts en couleurs qui l’ont habité. Auteurs de nombreux ouvrages qui sont une référence sur ce sujet, il leur manquait à explorer les tentacules cérébraux de l’orateur surdoué. Pour cela, ils vont présenter l’homme non pas dans sa vie d’être humain mais dans sa capacité à transformer la parole en arme.
Il faut dire que lorsqu’on voit des portraits du religieux, on a tendance à constater qu’il a la gueule de l’emploi. Un visage ténébreux, cireux, rehaussé par un nez de corbeau, telle est l’allure qu’il impose à son interlocuteur en le fixant avec ses yeux de possédé… ou de fou, c’est vous qui voyez. Si vous rajoutez à cette description une soutane élimée et une gestuelle a minima, vous avez devant vous l’un des personnages les plus controversés de l’Italie du XVe siècle.
La période durant laquelle notre prédicateur officie est riche de personnes qui ont exercé un réel pouvoir psychique sur les Italiens. Tandis qu’Alexandre Borgia corrompt le trône de Saint Pierre avec ses frasques ignominieuses, Nicolas Machiavel se glisse dans les rouages sournois de la diplomatie, Laurent de Médicis, prince « Magnifique » de Florence, quant à lui manie avec dextérité le velours et le bâton.
C’est donc entouré de toute cette effervescence que Savonarole entre dans l’histoire. Faisant du monastère de Saint Marc à Florence son « poste de commandement », il y passe à son arrivée dans la ville le plus clair de son temps. Les pénitences qu’il s’inflige à longueur de journée le vouent à dénoncer le monde perverti dans lequel, croit-il, il évolue. Dès lors, débarrassé de son enveloppe humaine, il se fait le chantre des préceptes du Christ avec le secret espoir de finir comme lui.
Il aiguise alors son arme la plus robuste : la parole. Sa rhétorique travaillée au fin fond de sa cellule monacale atteint bientôt son paroxysme. Suivi par un aréopage de fidèles dévoués à sa cause, il harangue la foule dans les ruelles puis au cœur des grandes places de la ville. Son seul but : ramener l’être humain, pécheur impénitent, dans les bras du seigneur, bon et miséricordieux. Ses discours, où la moindre phrase, le moindre mot est asséné avec une violence verbale connue de lui seul font que les citoyens qui passaient leur chemin s’arrêtent pour ouïr ses déclamations enfiévrées et sont subjugués par la vérité de ses propos. La vérité ? Peut-être !
La mission divine de l’orateur porte rapidement ses fruits. Tirant derrière lui une cohorte de plus en plus nombreuse, Jérôme Savonarole se fait également l’avocat des humbles et des relégués de la vie. Dans ses réquisitoires implacables, il n’hésite maintenant plus à s’en prendre aux papes comme aux princes. Quand ceux-ci prennent conscience du danger qui approche, il est trop tard. Leur entourage est contaminé par les adeptes du prêcheur qui les menacent du feu de l’Enfer s’ils ne font pas volte-face.
Les maîtres de la cité, terrorisés par le génial mystique fuient la ville plutôt que de subir un châtiment dont ils ignorent pourtant la teneur et la portée. Savonarole, désormais seul commandant, ne voit plus de limites à ses prêches et à ses ordres péremptoires, comme le célèbre bûcher des vanités au cours duquel il fait réaliser un autodafé qui fera date. Prisonniers de ces discours de plus en plus hallucinants, les artistes dont Botticelli vont même offrir au feu purificateur leurs propres œuvres.
Comme toute dictature, même si elle part d’une juste pensée, celle de Savonarole est amenée à tomber. Si lui ne redoute que Dieu, les modestes mortels commencent à craindre pour leur vie quotidienne faite, il faut bien l’avouer, de menus pêchers. Il n’en faut pas plus pour que la réputation de l’ascète soit lentement et sûrement grignotée. Certes, il compte de nombreux supporters mais même ceux-ci commencent à se lasser.
La suite, on la connaît. Lui et ses acolytes sont traînés devant les bien-pensants qui après un jugement particulièrement coriace, les envoient rejoindre leur Créateur au terme d’un supplice impitoyable.
À lecture de la dernière page, on referme le livre avec un sentiment contradictoire et c’est là que réside la réussite de celui-ci. Il nous est impossible de juger l’homme et encore moins son œuvre. Si nous acceptons d’avouer les excès – verbaux — de Jérôme Savonarole, on ne peut s’empêcher de développer une certaine estime pour lui car, après tout, il parlait avec Dieu. Lui, le croyait, en tout cas !
Chroniqueur : Renaud Martinez
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