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Julie Pagis, Le prophète rouge. Enquête sur la révolution, le charisme et la domination, La Découverte, 22/08/2024, 352 pages, 21€

Le prophète rouge. Enquête sur la révolution, le charisme et la domination présente la recherche au long cours (2018-2024) menée par la sociologue et politiste Julie Pagis sur un groupe de jeunes femmes et hommes qui, au début de la décennie 1970, sont devenus maoïstes et se sont établis en usine sous la guidance particulièrement directive de Fernando, personnalité charismatique.
L’autrice s’est attelée à comprendre, d’une part, « comment cet ouvrier espagnol, quelconque en apparence, issu d’un milieu modeste et n’ayant pas fait d’études, a-t-il pu exercer une autorité sans partage et infléchir durablement la vie des militants et militantes qui l’ont suivi ? » et, d’autre part, quels sont les ressorts objectifs et subjectifs qui ont conduit celles-ci et ceux-ci à accepter, durant dix ans, son emprise ?
Au terme de la recherche, dont la dernière phase « a pris un tour quasi policier » très prenant, le parcours biographique de Fernando ne s’est pas totalement dévoilé, complexifiant l’accès à la genèse de son charisme dévastateur. En revanche, les archives contenant la retranscription littérale des propos tenus lors des très nombreuses réunions d’information, de critique et d’autocritique, structurant fortement l’existence du groupe, ont permis « une immersion quasi ethnographique dans l’oralité de leurs échanges ».

Un prophète et des « encharismés » à l’aune des « années 1968 »

Dans la soumission, jusqu’à la remise de soi totale, des jeunes à la domination de Fernando, les idées portées par le mouvement de mai 1968 ont joué un rôle déterminant ; tout spécialement, la quête d’un monde meilleur. Au prix souvent de la rupture avec leurs familles et de l’arrêt de leurs cursus universitaires, celles et ceux issus des classes moyennes et supérieures ont trouvé, en s’établissant en usine et en renonçant à leurs goûts bourgeois (vêtements, loisirs, vacances…), la possibilité de partager le quotidien des prolétaires, de concrétiser « leur amour du peuple ». En valorisant le monde des savoirs pratiques « assimilé à celui des masses ouvrières », Fernando les a convaincus qu’elles et ils étaient à l’avant-garde de la transformation sociale en cours. Il offrait à ces jeunes la possibilité de s’émanciper d’une reproduction sociale qu’ils rejetaient.
Fuyant une vie rude, ayant quitté l’école à la fin de la scolarité obligatoire pour occuper des emplois non-qualifiés, parfois déçus d’une expérience militante à la CGT et/ou au PCF, les jeunes femmes et hommes issus des classes populaires ont, quant à eux, adhéré au projet de Fernando parce qu’il leur paraissait en mesure de combler leur besoin d’apprendre et de comprendre le monde intellectuellement, dans un lieu où la dénonciation des « faux révolutionnaires » était l’une des raisons d’être.
L’ascendant de Fernando sur ce groupe a bénéficié de « l’asymétrie de position » (il était plus âgé) et de « l’asymétrie de connaissances et d’expériences militantes » qu’il savait mettre en scène corporellement. Les membres du groupe se souviennent de « la profondeur de son regard, comme s’il avait eu le pouvoir magique de voir en eux, de percevoir d’emblée leur point sensible ». Tous et toutes ont gardé en mémoire les performances oratoires de Fernando : sa maîtrise parfaite du français et, surtout, la virtuosité avec laquelle il maniait les différents registres de langage. Comme le souligne le membre du groupe ayant fait des études de sémiologie, « il savait parler aux gens… mais pas dans la propagande à la con ; il parlait des choses du quotidien… Le courant passait quoi… Dans les foyers, c’était juste stupéfiant : à peine arrivé, il buvait déjà le thé entouré de quinze immigrés » !
Aisée et particulièrement démonstrative, la parole de Fernando a résonné avec les attentes des « encharismés ». Ainsi, sous son autorité, à la fois magnétique et sans concession, les membres du groupe se sont investis corps et âme dans le projet d’appliquer en France les principes et pratiques de la révolution culturelle chinoise. Leur installation en communauté dans « le bâtiment » a alors signifié qu’à Clichy, ils allaient « faire Tatchaï », lieu emblématique de la révolution maoïste où Fernando avait séjourné. D’ailleurs, le séjour étonnant de Fernando à Tatchaï, comme sa prétendue appartenance au parti communiste espagnol dans les années 1950 franquistes, a été décisif aux yeux de jeunes femmes et hommes acquis aux idées des « années 1968 ».

La critique et l’autocritique : pierre angulaire d’une domination charismatique

Très régulièrement pratiquées par tous et toutes, la critique et l’autocritique ont constitué le moyen privilégié avec lequel Fernando a exercé son pouvoir de contrôle sur les pratiques et les pensées des membres du groupe. Elles permettaient notamment de vérifier si ceux-ci ne déviaient pas de la ligne politique qu’il avait arrêtée avec leur assentiment inconditionnel, du moins dans un premier temps. Les nombreuses séances de critique et d’autocritique étaient l’occasion d’évaluer leur degré d’adhésion théorique et d’implication pratique à la mise en œuvre, en France, de « la révolution maoïste ».
Au démarrage de l’expérience, l’aptitude à se mettre « à l’école des masses » fut l’objet de bilans individuels et collectifs enthousiasmants qui indiquaient à chacun et chacune le chemin à parcourir pour parvenir enfin « à remiser leurs intérêts individuels et un confort matériel dépourvu de sens ». Ces séances montraient à quel point leur établissement en usine faisait que « dorénavant, elles et ils se trouvaient au bon endroit ». Critiquer et s’autocritiquer à partir de leurs enquêtes au sein de foyers immigrés ou auprès de paysans drômois était perçu très positivement comme ce qui les aidait « à être ce qu’elles et ils voulaient être ». Ces jeunes étaient sûrs que les critiques et autocritiques exigées par Fernando les conduisaient à se départir des certitudes et des représentations du monde erronées qui, avant de le rencontrer, étaient les leurs.
À partir de 1975, les archives du groupe signalent que les séances de critique et d’autocritique portaient de plus en plus sur des aspects de la vie personnelle et intime des membres du groupe, stigmatisant leur attachement à des goûts contre-révolutionnaires. Par exemple, avoir choisi une monture de lunettes trop seyante suscitait de vigoureuses remontrances !
Jusqu’à ce que Fernando quitte définitivement « le bâtiment » en 1981, l’injonction « à l’ascèse purificatrice » de plus en plus radicale que celui-ci imposait était généralement mal vécue. Mais si elle instillait du doute au sein du groupe, elle ne fut pas ouvertement contestée : soit que les « encharismés » en souffraient en silence (plutôt les femmes) ; soit qu’ils préféraient la soutenir pour ne pas perdre la considération que « le prophète rouge » daignait leur accorder, notamment via l’obtention de postes à responsabilité dans la gestion de la vie du « bâtiment » (plutôt les hommes).

Des archives au livre : de l’écriture de l’emprise à l’écriture de la déprise

Photocopie fidèle des échanges langagiers au sein de la communauté, les archives étudiées par Julie Pagis témoignent du processus qui, progressivement, soumet les membres du groupe au pouvoir arbitraire total de Fernando, les « rendant prisonniers d’un système de surveillance généralisée et continuelle ». Sous son emprise, après avoir renoncé à leur indépendance matérielle, notamment financière et résidentielle, ils ont accepté leur dépendance symbolique et affective à l’organisation imposée de main de maître par celui-ci ; ils ne se sont pas opposés aux « rectifications » que réclamait tout manquement de leur part et qui les poussaient à « l’introspection culpabilisatrice ». À la fin de la décennie 1970, parallèlement à la réduction de leur temps de sommeil, les membres de groupes ont ainsi subi « la traque sans fin de la moindre trace petite bourgeoise dans leurs actes et leurs pensées, les plongeant dans des états de confusion mentale avancée » qu’aujourd’hui, lors des entretiens avec la chercheuse, ils nomment « bouillie mentale », « état somnambulique », « dépersonnalisation » …
C’est en se mettant à l’écriture sociologique que Julie Pagis dit s’être libérée de la fascination que le caractère insaisissable et mystérieux de Fernando a aussi exercé sur elle pendant la durée de son enquête. Les exigences de raisonnement et de distanciation de cette écriture lui ont permis, entre autres éléments, de faire ressortir que les violences de genre, généralement absentes des travaux sur le charisme, « apparaissent finalement comme l’un des instruments les plus puissants de l’exercice du pouvoir charismatique de Fernando ».
Par exemple, le contrôle régulier des garde-robes, le dénigrement du souci de l’apparence physique de même que l’obligation de faire dormir les enfants en bas âge à la crèche plutôt qu’auprès de leurs mères n’étaient alors pas perçus au prisme des rapports sociaux de sexe inégaux. Sous la coupe du pouvoir coercitif mis en place par Fernando et au prix d’un profond état dépressif caché, les femmes du groupe étaient amenées à considérer que les frustrations et souffrances ressenties étaient de nature contre-révolutionnaire, qu’elles devaient les combattre.

La pertinence du livre Le prophète rouge. Enquête sur la révolution, le charisme et la domination provient du souci de son autrice de se tenir à l’écart des analyses psychologisantes et victimaires qui, généralement, pointent « l’action intentionnelle d’un individu machiavélique face à des victimes dénuées de pouvoir d’agir ». En contrepoint, elle propose une approche « à parts égales » des motivations des personnes « encharismées » et du chef charismatique. Et, en contribuant au décryptage « de la face sombre des années 1968 », Julie Pagis analyse « un problème qui transcende les époques et les générations : notre vulnérabilité au pouvoir charismatique », opérant potentiellement dans tous les domaines de la vie en société (la religion, l’éducation, l’art et, bien sûr, la politique).

Chroniqueuse : Eliane le Dantec

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