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“Shima” est un livre inclassable et ce serait sans doute en réduire la singularité que de chercher à le circonscrire à un genre précis. Les courts textes qui le composent sont à la croisée du poème en prose, de la philosophie, de la critique littéraire et de l’étude sociologique. Mais dire cela est encore manquer l’essentiel, laisser de côté ce qui les relie : la voix unique de leur auteur qui avec une liberté de ton malicieuse nous fait partager pêle-mêle ses observations, ses réflexions et ses conseils de lecture. Je me garderais donc bien de me livrer à une analyse péremptoire :

Ainsi les professeurs bien intentionnés (ce sont les pires) croient-ils expliquer la poésie, lorsqu’ils la vivisectionnent. Ne jamais accepter le vivant dans sa forme souple et multiple, ne jamais le laisser se déployer dans le silence lumineux des sphères. Le vivant ne se conçoit et ne s’énonce bien que dans le sépulcre hygiénique des laboratoires.

“Shima” est un texte qui vit, protéiforme, une pensée en continuelle expansion, une “force qui va” pour paraphraser la célèbre réplique d’”Hernani”. Ce serait donc un contresens que de vouloir l’enfermer de façon définitive : “Tout n’est pas explicité. La poésie dit une vérité confuse. La vérité du monde”.
Okuba Kentaro est né au Japon sur l’île d’Okinawa mais vit aujourd’hui en Corse. Translation d’une île à une autre, rencontre entre deux mondes dont il relève les points communs. Ces “îles sœurs” se ressemblent bien plus qu’on ne pourrait l’imaginer de prime abord. L’insularité a ses constantes à commencer par la langue :

La langue japonaise et la langue corse ont en commun de ne pas se vouloir véhiculaire : ce sont des langues de contact qui attestent de l’authenticité ethnologique des locuteurs, et permettent de former un club fermé, et non pas des langues de communication, destinées à établir des liens entre les cultures.

Les textes qui composent ce recueil abordent des sujets très variés : la traduction vue comme œuvre de contrebande, l’amour, le rire ou la beauté. On apprend ce qu’est la “spia”, forme de contrôle social qui s’exerce tout particulièrement dans les îles où “le groupe pèse sur l’individu jusqu’à le supprimer parfois” ; on découvre les dangers de l’humour dans les îles, mais aussi les rapports qu’entretiennent ces sociétés avec le religieux et la magie.

Les textes sont émaillés de nombreuses citations empruntées à des grandes plumes de la littérature corse et japonaise, souvent méconnues en métropole et que des notes en fin d’ouvrage invitent à lire ou relire. Côté corse : Ghjacumu Thiers, Nicolas Giudici, Jean-Pierre Santini ou encore Marie Susini (1916-1993) qui fut l’une des premières autrices corses publiées par Gallimard et membre jusqu’à sa mort du jury du prix Femina. Côté japonais, la promenade littéraire débute avec Murasaki-shikibu, écrivaine du XIe siècle, connue pour le “Dit du Genji” incursion dans la société japonaise impériale, considérée comme le premier roman psychologique de l’histoire. Il est aussi question de “senryù” l’équivalent parodique et parfois grivois du « haïku » et du geste fou d’un moine nommé Hayashi Shoken qui mit le feu à un temple par “haine de la beauté” et auquel Yukio Mishima rendit hommage dans “Le Pavillon d’Or”.

Avec “Shima” Okuba Kentaro n’offre pas une œuvre refermée sur elle-même mais un livre qui donne envie de lire d’autres livres afin de prolonger encore ce voyage entre les îles et les cultures.

Jean-Philippe GUIRADO
articles@marenostrum.pm

Kentaro, Okuba, “Shima : des îles sœurs”, Éditions La Trace, “Texte”, 21/09/2021, 1 vol. (127 p.), 16€

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