Abderrazzak Benchaâbane, Sidi Ghrib, Al Manar, 01/10/2022, 1 vol. (171 p.), 22€.
Ces derniers temps, un rêve obsédant assombrit les journées de Lalla Semlalia. Elle en parle à Aïcha, son ancienne cuisinière, bien souvent assise devant son métier à tisser depuis que l’arthrose ne lui permet plus de se tenir longtemps debout à surveiller ses chaudrons bouillonnants. Cela tombe bien, car la cuisinière a le don de s’orienter dans l’empire des signes : elle sait lire l’avenir dans les motifs et les couleurs jaillissant de ses tapis. Quand elle entre en transe, elle voit dans les « fils » de son métier à tisser le « fils » unique de sa maîtresse. Elle voit qu’il est en danger de mort et qu’il doit de toute urgence quitter le cocon familial et s’éloigner de la « ville ocre ». Ces deux femmes berbères sont à l’origine de ce roman initiatique qui se déroule dans un paysage biblique et qui regorge de rebondissements.
Cette interprétation du rêve maternel par Aïcha n’est pas pour déplaire au fils. Celui-ci est animé d’une grande passion qui ne peut se réaliser pleinement que s’il se met à arpenter la vaste terre de Dieu. Né dans une région connue pour ses canicules à répétition et sa très faible pluviométrie, au sud du Maroc, il veut devenir un maître de la botanique et de l’irrigation dans le but d’améliorer le bien-être des hommes et de bonifier la terre nourricière. Alors qu’il s’enfuit, une averse imprime la poussière de sa terre natale dans ses vêtements, et au tréfonds de son âme. Cette pluie semble l’encourager dans son entreprise. Son départ est donc béni par « la main du Maître invisible (qui) promène son pinceau sur la Voie lactée » et sa plume inlassable sur le registre des destinées.
Le roman commence vraiment au moment où le fils coupe le cordon ombilical. Il rejoint une caravane cheminant vers le nord. Le « jeune voyageur » a pour tout bagage des connaissances pratiques de la langue secrète des plantes et du sol, connaissances reçues d’Omar, le mari d’Aïcha, le grand jardinier de sa mère Semlalia. Il sait également lire dans le firmament, mais ce n’est pas suffisant pour rentrer un jour chez lui et offrir aux siens ses connaissances acquises dans les pays lointains.
Dans la caravane, il est vite rejoint par un herboriste, un jeune voyageur qui voit en lui un « vrai Fellah », un homme de la terre. Si le botaniste agronome « s’efforce d’améliorer son savoir pour obtenir des plantes cultivées le meilleur pour les hommes« , l’autre, l’herboriste, cherche « à mieux connaître les plantes et à optimiser leurs pouvoirs de guérison. » Dans leur traversée du pays et de ses us et coutumes, les deux compagnons font par moments penser à Candide flanqué de son valet Cacambo, ou du philosophe Martin, l’opposé de Pangloss, le personnage qui ne cessait pas de répéter sa fameuse phrase « Tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles ». N’ayant toutefois rien du pessimisme de Voltaire, le botaniste et l’herboriste parcourent des régions paisibles peuplées de gens accueillants et de personnes âgées dépositaires d’une grande sagesse. Ces hommes et ces femmes leur offrent des dattes, des raisins secs, des figues et du miel, des produits sains provenant de leurs jardins qu’ils cultivent comme à la fin du roman philosophique de François Arouet. Parmi leurs découvertes, les deux amis passent un moment dans la tribu berbère Zemmour, tiens, tiens, voilà qui nous dit quelque chose depuis quelques années délétères ! Ils assistent aux rites de Tala, un pacte signé du lait des femmes de la tribu qui assure paix, fraternité, entraide et vivre ensemble.
Avant que les deux voyageurs ne se séparent, le rêve prémonitoire, le cauchemar de Semlalia, se réalise, l’intrigue se corse. Un crime horrible est commis, mais le fils unique de Semlalia est sain et sauf, il est tout près de l’Atlantique et franchira bientôt Mare Nostrum. Si la femme donne la vie, elle est également capable de la prendre si elle est aveuglée par son instinct maternel, et par une cupidité dévastatrice.
C’est bien d’avoir des frères / Tu en as combien ? demande l’herboriste / Onze demi-frères, répond l’agronome. À l’instant même, des étoiles filantes pleuvent du ciel. La mère de l’agronome et Aïcha les perçoivent dans le ciel de la ville ocre et en comptent dix.
Le voyage fait et défait les hommes, comme le dit Nicolas Bouvier. C’est pendant son long, très long séjour en Andalousie musulmane que le « jeune voyageur » devient « Ghrib », l’étranger. C’est le temps de rentrer au bercail, mais on sait depuis Héraclite qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Le monde est en perpétuel changement. Après avoir traversé la Méditerranée dans l’autre sens, celui du retour, Ghrib devient « Sidi Ghrib » un signe de respect, mais c’est également un titre que l’on réserve à des personnes qui ont prouvé quelque chose. À son arrivée chez lui, le fils de Semlalia veut passer les jours qui lui restent sur la terre de ses ancêtres. Sidi Ghrib est un homme bon, une eau limpide qui étanche la soif et répand la vie. Il ne faut pas oublier que le paradis de l’islam est la fin du désert. Dans la sourate des « Prophètes », Dieu dit : { وَجَعَلْنَا مِنَ الْمَاءِ كُلَّ شَىْءٍ حَيّ} : « Nous avons fait de l’eau toute chose vivante ».
Tout au long de la narration, le narrateur-auteur Abderrazak Benchaâbane n’est jamais loin. Sans doute par déformation professionnelle, et surtout par passion, le professeur d’ethnobotanique qu’il est dans la vie emboîte le pas de son protagoniste. Il ne lésine pas sur les explications scientifiques, les descriptions des lieux, en particulier quand il s’agit de nommer la faune et la flore. Par moments, et sans que cela nuise à la narration, le roman s’apparente à un essai sur la botanique et l’art des jardins dans les climats arides et semi-désertiques. Le lecteur de ce magnifique roman découvrira une intrigue savamment ficelée et une myriade d’informations ethnologiques et botaniques, le tout relaté dans une langue fluide et sensible. Il prêtera plus attention à ce qui se passe dans le firmament.
Une étoile qui se meurt, c’est comme les belles personnes qui disparaissent. Leur matière constituante se consume, mais leur flamme ne s’éteint jamais pour ceux qui connaissent la langue de la terre et celle des étoiles.
Abderrazzak Benchaâbane est né en 1959 à Marrakech. Professeur d’ethnobotanique à l’université Cadi Ayyad de Marrakech, photographe, parfumeur et créateur de jardins, il est l’auteur de récits photographiques, d’essais et de nouvelles, Sidi Ghrib est son premier roman.
Chroniqueur : Fawaz Hussain
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