Souhaib Ayoub, Le Loup de la famille, traduction française Stéphanie Dujols, Actes Sud, 01/10/2025, 192 pages, 21,80€
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Ce n’est pas un roman que signe Souhaib Ayoub, mais une matière organique, vivante, hurlante. Le Loup de la famille ne se lit pas : il se traverse. À la croisée du conte noir, de l’autofiction hallucinée et du roman choral, l’œuvre déploie sa force à travers le destin morcelé de Hassan. À la fois enquête, confession, rêverie et errance, le récit devient le théâtre de forces souterraines où émergent des thématiques puissantes : la transmission de la violence, la quête d’une identité autre, et le cri d’un corps sans voix.
Tripoli, une ville où les enfants se taisent ou deviennent fauves
Le roman s’ouvre sur un vide : “Je n’ai rien dit jusqu’au jour où ma mère a disparu“. C’est à partir de cette double absence — celle de la mère et celle de la parole — que se déploie l’univers de Hassan. Au sein d’une fratrie qui le considère comme un objet, ce garçon maigre et silencieux apprend à survivre. Pour cela, il se découvre une autre nature, une force animale et protectrice : “j’ai compris que j’étais un loup féroce. Ou, pour être plus précis, un fauve dans une blanche forêt“. Une métamorphose intérieure, la seule réponse possible à la brutalité du monde extérieur.
Car le monde de Hassan, c’est d’abord Tripoli, décrite non comme une ville mais comme une “bourgade de macchabées” où plane l’odeur de la mort. C’est ensuite la famille, où le corps de l’enfant devient une cible, que ce soit sous le rasoir d’un frère obsédé par la virilité ou sous la main prédatrice d’un cheikh de quartier. Dans cet environnement où les corps sont niés ou abusés, la quête d’identité devient une question de vie ou de mort. Les thèmes de la filiation maudite, du genre comme performance et de la marginalité sociale sont ainsi posés dès les premières pages, avec une puissance qui saisit le lecteur.
Choral, charnel, inoubliable : ce roman libanais fait entendre les voix des invisibles
Le Loup de la famille est un roman choral, une mosaïque de voix qui cartographie les failles d’une lignée. Souhaib Ayoub orchestre brillamment les monologues de ses personnages, du mutisme halluciné de Hassan à la mémoire cabossée de sa grand-mère Chamsé, en passant par le destin tragique de Dolce Vita, femme trans qui illumine brièvement les bas-fonds de la ville. Chaque perspective ajoute une épaisseur à l’histoire collective, montrant comment le traumatisme se transmet et se métamorphose à travers les générations.
Au centre, la ville de Tripoli est bien plus qu’un décor. Elle est un personnage à part entière, un corps démembré par la guerre civile et l’oubli. Ses ruelles sombres, son port dévoré par la misère et l’immeuble Olabi — épicentre du drame — forment un labyrinthe où les destins se perdent. C’est sur ce territoire que les corps expriment ce que la parole tait. Ils sont le lieu de la survie et de la résistance. Dans cette exploration d’une identité queer naissante dans un milieu hostile, on pense aux récits d’Abdellah Taïa ou d’Édouard Louis, qui ont fait de la sortie de la pauvreté et de la honte une matière littéraire. L’écriture de Souhaib Ayoub, charnelle et poétique, fait aussi écho à l’archéologie du corps social et féminin d’Annie Ernaux. Par une prose qui mêle le trivial au sublime, le roman capture la complexité des luttes menées pour simplement exister, à l’image de Hassan qui écrit sur sa main : “Je suis une fleur qui n’a pas encore éclos.”
De la marge au centre : l’héritage de Genet dans "Le Loup de la famille"
En racontant l’histoire de cette famille en marge, Souhaib Ayoub signe une œuvre profondément politique. Le roman dépasse son ancrage libanais pour parler de tous les “poussins rescapés” : les enfants maltraités, les exclus, les corps non conformes, tous ceux qui vivent dans les angles morts de la société. Il pose une question essentielle : comment se raconter quand on vous a privé de votre voix ? Le silence de Hassan n’est pas une faiblesse, mais un territoire à partir duquel il va reconquérir son histoire. L’écriture devient ici un acte de pouvoir, la seule manière de transformer le cri étouffé en un récit audible.
En trouvant de la beauté dans la détresse et le désir interdit, le texte établit une filiation avec un auteur comme Jean Genet, pour qui la marge est un lieu de vérité poétique. Le Loup de la famille est une lecture exigeante, parfois brutale, mais qui ne cède jamais à la complaisance. Elle tend un miroir saisissant à notre époque, en nous montrant comment, même dans les ruines, des individus luttent pour leur dignité. C’est un roman qui marque, qui hante, et qui confirme l’émergence d’une voix littéraire singulière et puissante.
Chroniqueuse : Chloé Jossaume
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