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Henry Louis Gates Jr., Gens de couleur, traduit de l’anglais (États-Unis) par Isabelle Leymarie, Éditions du Canoë, 03/09/2024, 368 pages, 28€.

Henry Louis Gates Jr., intellectuel de premier plan et figure majeure des études afro-américaines, nous offre avec Gens de couleur bien plus qu’un simple récit autobiographique. Né en 1950 à Keyser, en Virginie Occidentale, ce professeur d’Harvard, directeur du prestigieux W.E.B. DuBois Institute, et premier Afro-Américain à recevoir une bourse Mellon pour Cambridge, nous convie à une exploration sensible et poignante de l’Amérique ségréguée, vue à travers le prisme de son enfance. Gens de couleur, loin d’être une simple narration biographique comme l’a été, par exemple, « The signifying Monkey » qui lui valu un American Book Award, est le récit polyphonique d’une communauté « de couleur », aux prises avec les mutations sociales et les défis identitaires d’une époque révolue.

L’ancrage géographique et social : Piedmont comme microcosme racial

Piedmont, Virginie Occidentale. Une petite ville, un point minuscule sur la carte de l’Amérique, mais un monde immense dans l’enfance d’Henry Louis Gates. Blottie entre les monts Allegheny et le Potomac, elle devient, sous sa plume, le microcosme de l’Amérique ségréguée, un théâtre où se joue le drame de la différence. Gates ne se contente pas de décrire la topographie de Piedmont ; il la cartographie avec les mots, comme pour en révéler la structure cachée, la hiérarchie invisible inscrite dans les lieux. « Sur le flanc d’une colline des monts Allegheny, à deux heures et demie au nord-ouest de Washington et au sud-est de Pittsburgh, étalée le long de la crête du mont « Old Baldie » comme du beurre sur le côté bosselé des petits pains Parker », écrit-il, posant d’emblée un regard à la fois tendre et ironique sur sa ville natale. Les images sont fortes, les descriptions visuelles précises, comme s’il s’agissait de graver dans la mémoire les contours d’un monde appelé à disparaître. Dès les premières pages, il dresse le constat glaçant : « Ma plus grande peur est que Piedmont […] cesse d’exister si certains pontes de Park Avenue décident qu’il est plus rentable de construire ailleurs une usine à papier ». La menace plane, insidieuse, celle d’une disparition qui n’est pas seulement géographique, mais identitaire, existentielle.

Car Piedmont est une ville divisée, fracturée par la couleur de peau. « C’était une ville d’immigrants », nous dit H. L. Gates, mais ces immigrants, Italiens, Irlandais pour les Blancs, Noirs Américains pour les autres, occupent des espaces bien distincts, assignés à résidence par la force immuable de la tradition et des préjugés. East Hampshire Street, avec ses « vastes demeures » est l’apanage des familles blanches aisées, là où « les gens aisés ayant de bons architectes s’étaient visiblement efforcés d’afficher leur richesse avec leur maison ». En contrebas, comme reléguée dans les marges, se trouve Pearl Street, surnommée « Rat Tail Road » par la communauté noire, où s’entassent une poignée de familles noires et de Blancs pauvres. Ces rues, aux noms et aux ambiances si différentes, dessinent la frontière invisible, mais implacable, d’une hiérarchie sociale intangible. La couleur de peau, la condition sociale, comme des forces telluriques organisent ce petit monde et déterminent les possibilités, restreintes, d’émancipation sociale que peuvent en escompter, avec un même découragement, la majeure partie des Afro-Américains et Blancs pauvres.

Au cœur de ce dispositif, comme un rouage essentiel, se trouve l’usine de papier Westvaco. Plus qu’une simple usine, c’est le centre névralgique de Piedmont, son cœur battant, le moteur qui rythme la vie de ses habitants. « Aussi loin que l’on s’en souvienne, le caractère de Piedmont a toujours été indissolublement lié à l’usine de papier Westvaco, au passé prospère et à l’avenir incertain », écrit H. L. Gates. L’usine est une promesse d’emploi, mais aussi une source d’angoisse permanente. Cette peur sourde de la fermeture qui plane sur les foyers est l’un des fils conducteurs du récit. Gates se souvient d’usines abandonnées à proximité de sa ville natale : « Ils fermeraient alors cette usine, comme ils l’ont fait à Cumberland avec Celanese, Pittsburgh Plate Glass et Kelly-Springfield Tire Company ».

L’usine est aussi le miroir grossissant des inégalités raciales. L’auteur décrit la « plateforme » de chargement, cet espace où son père et la quasi-totalité des travailleurs noirs s’échinaient à charger les énormes caisses de papier : « Tous les jours à six heures et demie du matin, papa partait pour l’usine et il y travaillait jusqu’à quinze heures trente, heure où le sifflet retentissait. » Le sifflet de l’usine Westvaco, rythmant les journées de labeur, résonne comme un leitmotiv dans l’enfance de Gates. Il symbolise l’immuabilité du temps, le destin figé des familles afro-américaines condamnées à des tâches ingrates et répétitives. Dans cette société ségréguée, où les perspectives sont limitées, le progrès se mesure à l’aune de l’accès à des postes à responsabilité, ces « charges » jusqu’alors réservées aux travailleurs blancs. Une intégration qui, même après les avancées des droits civiques dans les années 1960, mettra encore des années à se concrétiser.
Ainsi, par une description précise et acérée des lieux, Gates met au jour l’architecture invisible du racisme, décortiquant le jeu subtil entre la topographie d’un territoire restreint aux destins contrariés de familles éclatées pour dévoiler les mécanismes complexes d’un système qui enferme les individus dans des cases prédéfinies. La ségrégation est partout ; elle imprègne l’air, hante les rues, se matérialise dans les bâtiments, figeant les destinées et sclérosant toute promesse de réel changement.

La communauté "de couleur" : entre cohésion et tensions

Dans le huis clos de la ségrégation, la communauté noire de Piedmont se définit par un entrelacs de liens complexes, tissés de solidarité, de traditions partagées et de résistance culturelle. H. L. Gates explore avec subtilité ces dynamiques internes, révélant à la fois la force de la cohésion et les tensions qui la traversent. L’identité collective se construit dans les interstices d’un monde hostile, par un système de signes, de codes, de rituels, invisibles aux yeux des Blancs. « Lorsque j’étais enfant, nous, les gens de couleur, faisions toujours ça les uns avec les autres, comme si nous étions des bateaux se croisant dans une mer de gens blancs », écrit-il, décrivant ces échanges furtifs, ces regards, ces signes de tête à peine esquissés qui scellent une forme de reconnaissance mutuelle.

Cette connivence tacite n’est pas exempte d’ambiguïtés. H. L. Gates évoque la complexité des relations au sein de la communauté noire, tiraillée entre le désir d’intégration et la peur de perdre son identité : « Ne va pas là-bas avec ces Blancs si tout ce que vous ferez, vous aussi, c’est du Jim Crow, dut me répéter papa un millier de fois. » L’expression même renvoie à ce que peuvent avoir à gérer, dans un autre contexte historique et culturel, de nombreuses familles noires dans l’Amérique ségréguée : ce difficile équilibre entre affirmation identitaire et quête d’égalité. Certaines nuances qui peuvent teindre les relations entre des communautés afro-américaines et d’autres. L’auteur explore avec nuance la question des différences de couleurs, cette hiérarchie interne basée sur la couleur de peau, qui divise la communauté et crée des tensions palpables. La couleur de peau devient un enjeu politique de tous les combats afro-américains au travers de nombreuses controverses ou combats qui sont évoquées ici : “À cause du racisme, uniquement parce que nous sommes « noirs », nous avons été liés à des individus avec lesquels il se peut ou non que nous ayons des choses en commun. »

Le monde du travail, comme on l’a vu, reflète et amplifie ces inégalités. À l’usine de papier Westvaco, la « plateforme » de chargement devient l’emblème de la condition noire : un travail harassant, mal payé, sans perspective d’ascension sociale. « C’est ce que pratiquement tous les adultes de couleur que je connaissais faisaient », se souvient Gates. La plateforme de chargement, espace clos et réservé aux ouvriers noirs, renforce leur marginalisation, l’impression d’un destin tout tracé. Ce microcosme d’inégalités raciales, héritage d’une ségrégation industrielle multiséculaire et du spectre de l’esclavage, rappelle la cruelle expérience décrite dans « Les Frères Karamazov », où Dostoïevski explore la domination inhérente aux rapports sociaux. Gates souligne la difficulté et le courage des Afro-Américains luttant pour s’émanciper d’un système qui les aliène et les stigmatise. Au sein de la communauté « de couleur », la fraternité, à l’image des liens claniques ancestraux, offre une voie vers une intégration au sein d’une Amérique plus juste et plurielle.

Dans ce contexte, les lieux de sociabilité afro-américains – église, barbier, salle de bal – jouent un rôle crucial dans la préservation culturelle, fonctionnant comme un sanctuaire où s’exprime librement une forme de résistance identitaire et s’affirment la musique afro-américaine naissante et les modes qui accompagneront sa construction, dans des gestes libératoires contre la violence sociale. H. L. Gates se souvient des moments d’extase collective lors des soirées à la salle de bal, moments libératoires et cathartiques : « Voir à quelle vitesse les nouvelles danses se répandaient dans la communauté noire, même dans de petites villes telles que la nôtre, me surprenait toujours. » Les anecdotes musicales qui peuplent ce passage montrent que ce foisonnement culturel porte en germe la revendication d’une culture noire américaine pleinement autonome, vibrant des pulsations vitales d’une résistance qui se joue à travers la danse, le rite et la mémoire.

La transformation d’une époque : du "colored" au "Black Power"

Le monde de l’enfance, ce monde « de couleur » baigné de sépia que Gates recrée avec une précision quasi photographique, est un monde en mutation. Les années 1960, avec leur souffle de révolte et leurs promesses d’émancipation, vont bouleverser le paysage social et culturel de l’Amérique, et Piedmont, malgré son apparent isolement, n’échappe pas à ce séisme. Avec une acuité particulière pour les nuances du langage, Gates décrypte l’évolution des marqueurs identitaires, ces mots qui, comme des fossiles, témoignent des transformations profondes d’une époque. « Gens de couleur », « Negroes », « blacks folks », « Afro-Américains… » chaque terme porte en lui la charge symbolique d’une histoire, celle d’une communauté qui lutte pour se nommer, pour se définir en ses propres termes. Ce glissement sémantique est le signe d’une prise de conscience, d’un passage à la voix active, la marque d’une volonté de s’affranchir du vocabulaire imposé par l’oppresseur pour se forger une nouvelle identité, affirmer son existence « singulière » au sein de la nation américaine. Le débat sur les « bons » et « mauvais » cheveux, symbole puissant du rejet des canons esthétiques blancs, cristallise cette tension entre assimilation et affirmation identitaire. Les corps racontent ce que se traduiront dans les corps avec la volonté que chaque âme ou presque exprime au fil des anecdotes d’exprimer l’histoire silencieuse et collective que représente la nation noire-américaine à elle seule, et au cœur du territoire Américain qui demeure au-delà de la communauté que décrit l’auteur à Piedmont.

Cette transition, loin d’être un long fleuve tranquille, est vécue à Piedmont comme une déchirure. L’intégration forcée à l’école, l’arrivée des premiers « enfants de couleur » à la Central High School de Little Rock retransmise sur les écrans de télévision en noir et blanc des foyers sont vécues comme une victoire en trompe-l’œil, une promesse dont tout piedmontais de souche, noir ou blanc, sait combien sa concrétisation ne résoudra rien au racisme à l’échelle d’une vie qui n’est pas qu’une représentation de la communauté noire, avec son vécu singulier sur tout le territoire américain. H. L. Gates se souvient du cynisme de son père : « Ils ont triés ces enfants sur le volet, disait papa. Pas d’idiots, pas de cheveux crépus, pas de tête trop bizarre, pas de grosses lèvres, pas de ceci, pas de cela » La ségrégation sous-jacente reste en embuscade : l’expérience noire doit se fondre au récit blanc, il y a l’adhésion à des critères raciaux prédéfinis qui ont peu de choses à voir avec la pluralité de l’Amérique tout entière dont l’auteur explore néanmoins l’émergence comme celle qui accompagnera aussi le souvenir des « rites initiatiques » auxquels les familles de couleur assistaient par un héritage spirituel des chants ancestraux, que H. L. Gates explore en retournant les souvenirs intimes. De la tendresse et douleur du rite familial à la transmission du rituel méthodique, Gates montre également le paradoxe du mouvement « Black Power » qui ébranlera de manière insidieuse les fondements mêmes d’un système de castes qu’il contribuera à consolider de manière encore plus ancrée et invisible aux esprits.

Au-delà du politique, c’est aussi une histoire intime et poignante que nous livre H. L. Gates : les silences et désarroi de la communauté religieuse qu’il dépeint comme autant de manières d’exprimer un même sentiment ; le souvenir de sa mère initiant son frère à la spiritualité et aux rituels de l’église, jusqu’à se muer à un certain mutisme qui deviendra une forme d’errance identitaire, où la langue et les silences de la langue prendront une intensité spirituelle au-delà des mots eux-mêmes : “Avant que maman ait été chargée de lire les minutes, personne, parmi les gens de couleur, n’avait jamais fait partie de cette association. Maman avait ouvert la voie.” Et enfin le basculement dans le « black » d’Henry Louis Gates s’incarnera par le trauma racial et émotionnel familial face aux événements qu’il ne comprendra qu’au fil du temps. Son père et lui sont, au fil des anecdotes qu’il nous restitue, la trace palpable d’un monde nouveau qu’ils pressentent sans réellement pouvoir l’étreindre de tout leur être.

Gens de couleur transcende le simple témoignage. C’est une œuvre immersive qui nous plonge au cœur d’une époque charnière, celle de la lutte pour les droits civiques, et nous invite à appréhender la complexité de l’expérience afro-américaine à travers un prisme intime et singulier. Le récit de H. L. Gates, en restituant la quête identitaire d’une communauté noire en constante mutation, éclaire avec une force singulière les défis de l’intégration et la construction d’une Amérique plurielle, prémices d’un héritage multiculturel encore à assumer pleinement aujourd’hui.

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