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Valère-Marie Marchand, Spleen au lavomatic, Héliopoles, 03/10/2024, 302 pages, 24€

Valère-Marie Marchand, dans son premier roman Spleen au Lavomatic, nous plonge dans un univers singulier où le banal se teinte d’extraordinaire. Émilien Dorval, écrivain trentenaire, trouve refuge dans une laverie atypique du 11e arrondissement, un microcosme urbain où se croisent des personnages hauts en couleur. Nous voici transportés au sein d’une exploration poétique du quotidien, où la synesthésie d’Émilien transfigure le bruit des machines et le miroitement de l’eau en une symphonie sensorielle. Plus qu’une simple description des lieux, c’est une immersion dans la géographie intime d’un personnage en quête d’inspiration, confronté à ses propres reflets et à la dimension métaphysique du lavage.

La poétique du quotidien

La laverie, lieu de passage et d’attente, se transforme en un creuset d’histoires et de sensations. Ce n’est pas seulement un espace fonctionnel, c’est un lieu chargé de symbolique. Comme l’écrit Roger-Pol Droit, cité en exergue, la machine à laver est « une chose cosmique » où l’on « fourre des âmes mortes », un déluge après déluge qui « nettoie les temps antérieurs ». Valère-Marie Marchand, à travers le regard synesthésique d’Émilien, amplifie cette dimension métaphorique. Le ronronnement des machines, le cycle de l’eau, les couleurs des vêtements, tout devient matière à création. La banalité du geste se transcende en une expérience sensorielle, voire onirique.

Une galerie de portraits urbains : reflets d’une humanité lavomatique

La Laverie 66 est plus qu’un décor ; c’est une scène où se joue une comédie humaine miniature. Valère-Marie Marchand, en quelques traits précis, croque des personnages qui, par leur singularité, transcendent le banal et donnent au lieu une vibration particulière.
Le Métronome, régulier et méticuleux, incarne la répétition immuable du quotidien. L’Homme gris, effacé et discret, est le fantôme d’une tristesse urbaine diffuse. Le Cruciverbiste, penché sur ses grilles, cherche une évasion, peut-être illusoire, dans l’univers des mots. La Promeneuse de chiens, avec sa meute bigarrée, apporte un souffle de vie et de mouvement. Le Cataphile survivaliste, figure énigmatique, explore les marges et les profondeurs invisibles de la ville. Le Collectionneur de faits divers traque l’anecdote et l’insolite dans l’ordinaire, tandis que Fleur de bitume, discrète et énigmatique, incarne la résistance de la vie quotidienne et se confond en mystère dans l’intimité lavomatique qui s’écrit, là au milieu, comme se déroulant dans un rêve entre l’encre noire de ces carnets de portraits sur mesures qu’imagine cet écrivain tout en couleurs de possibles histoires dont Émilien fait l’inventaire. Ces portraits fugaces, esquissés d’un trait de plume sensible, donnent à la Laverie 66 une dimension humaine, une profondeur qui dépasse la simple description des lieux. Ces personnages, par leur singularité et leur diversité, transforment la banalité de la laverie en un espace singulier, un lieu d’observation et d’inspiration pour l’écrivain qui y puise la matière de ses fictions. La foule de ces « serials laveurs », tous singuliers, inspire l’écrivain. Leurs vies, inscrites dans le futur de la prose à venir, portent en elles l’empreinte de l’existence. Comme des vies surgies de la monotonie d’un lavomatic, là où les plus grandes histoires d’amour frémissent, fragiles et inattendues, comme un papillon qui s’aventure dans la lumière entre deux cycles de lessive.

Une synesthésie parisienne : l'écriture, la ville et la quête de sens dans "Spleen au Lavomatic"

Spleen au Lavomatic ne se contente pas de dépeindre la solitude d’un écrivain parisien. Valère-Marie Marchand tisse un lien inextricable entre la synesthésie du personnage, le paysage urbain du 11e arrondissement et la quête existentielle qui l’anime. Émilien Dorval, face aux machines à laver, ne cherche pas seulement à nettoyer son linge sale ; il cherche un sens à sa vie, une inspiration, un point d’appui pour affronter « l’absurdité du monde » et « l’incertitude de l’avenir ». Ce triptyque synesthésie-Paris-quête de sens structure le roman et lui confère une profondeur singulière.
L’Écriture synesthésique : La particularité d’Émilien, sa synesthésie, façonne son rapport au monde et nourrit son écriture. Il perçoit la réalité à travers un filtre sensoriel qui décuple les sensations. Le bruit des machines n’est pas simplement un bruit, c’est une « musique concrète » ; l’eau savonneuse, loin d’être triviale, se métamorphose en « océan de larmes » ; les reflets dans le hublot deviennent des « visions kaléidoscopiques ». Comme le souligne l’analyse précédente, ce « langage poétique transforme l’ordinaire en extraordinaire ». Les métaphores donnent une dimension nouvelle, presque mystique, à des objets et des situations banales. Cette synesthésie se manifeste également dans sa perception de la ville.
Paris comme personnage : Le 11e arrondissement n’est pas qu’un simple décor. Il devient, à travers le regard d’Émilien, un véritable personnage. C’est là un processus que Baudelaire initiait à son époque, et qui marque les romans contemporains parisiens. Valère-Marie Marchand immerge le lecteur dans la « géographie intime » d’Émilien, son rapport sensoriel à Paris. La description précise des rues, « les trottoirs ruisselants de débris », (Comme Francis Carco aurait adoré !), « le passage L’homme » avec « ses pavés disjoints entravés d’herbes folles », les odeurs, les bruits, compose un paysage urbain complexe et vivant. Dans son quotidien, le 11e arrondissement devient un espace mental pour Émilien, à la fois réel et imaginaire. Ses sensations s’y mêlent au présent, créant un récit en creux, une série de prédictions dont il ignore encore le sens et la finalité. Cet ancrage dans le réel renforce la dimension tangible de la quête existentielle d’Émilien et relie cette quête au mystère de Paris.
La quête existentielle : La laverie, espace de transition entre l’anonymat de la foule urbaine et l’isolement de l’écrivain, devient pour Émilien un lieu privilégié d’introspection et de création. C’est dans ce microcosme de la solitude urbaine qu’il observe le théâtre des vies minuscules, ces personnages plus que fugaces qui alimentent ses fictions. En écrivant, il traduit ses perceptions singulières, donnant forme à ses sensations et cherchant à se comprendre, à se reconstruire. L’écriture devient ainsi refuge, rempart contre le chaos du monde, et décor des existences en sourdine qui s’y racontent, jour après jour réinventés. Comme ces « mots lancés à l’aventure » qui « pourraient peut-être le remettre d’aplomb », l’acte d’écrire a un pouvoir à la fois créatif et thérapeutique. Spleen au Lavomatic explore le sens de l’existence à travers le regard d’Émilien, un écrivain en quête d’inspiration au cœur du Paris poétique et sensoriel. Le roman, empreint de la mélancolie d’un Léon-Paul Fargue, suit les pas d’Émilien, flâneur des temps modernes, qui arpente les rues et observe le quotidien, trouvant dans la laverie et ses rencontres la matière brute de ses fictions. Il cherche un ailleurs, un sens caché sous la surface des choses, dont sa synesthésie est le révélateur.

Les jeux de miroirs

Dans Spleen au Lavomatic, le motif du miroir, omniprésent, tisse une toile d’illusions et de reflets, transformant la banalité de la laverie en un espace de réflexion métaphysique. Le hublot de la machine numéro 6, loin d’être une simple ouverture sur le tambour, devient pour Émilien un véritable miroir, une surface où se projettent non seulement les couleurs fades de son linge, mais aussi, et surtout, les images troubles de lui-même, les reflets déformés de ses pensées et de ses interrogations. La buée qui s’y condense, tel un voile mystérieux, amplifie la dimension onirique et quasi mystique de cette contemplation, brouillant les frontières entre le monde tangible et l’espace intérieur du personnage. La laverie elle-même agit comme un miroir déformant de la société urbaine. Ses occupants, hétéroclites et solitaires, reflètent la diversité et les paradoxes du monde extérieur, multipliant les perspectives et les interprétations possibles du réel. L’évocation du syndrome de Narcisse, titre même d’un chapitre, pointe explicitement la dimension mythique de cette confrontation de l’individu à son image, créant un parallèle saisissant entre le hublot de la machine et la surface miroitante de l’eau dans laquelle se noie le jeune éphèbe. Et le manuscrit d’Émilien… que devient-il dans ce jeu de reflets et d’illusions ? Quel rôle joue-t-il dans cette mise en abyme de l’expérience et de la création ? C’est par ces jeux de miroirs subtils et poétiques que Valère-Marie Marchand confère au roman sa dimension métaphysique, transformant un lieu banal, une simple laverie de quartier, en un espace privilégié d’introspection, où la quête de sens se révèle dans les reflets troubles du quotidien.

Spleen au Lavomatic est bien plus qu’un premier roman ; c’est une œuvre d’une originalité saisissante, une invitation à repenser notre rapport au quotidien, à l’espace urbain et à la création littéraire. Par son style exceptionnel, à la fois poétique et ludique, Valère-Marie Marchand réinvente le genre du roman urbain contemporain. Elle explore avec une grande subtilité la richesse sensorielle de l’ordinaire et nous offre une œuvre singulière et universelle, qui résonne bien au-delà du microcosme de la laverie.

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