Catherine Mavrikakis, Sur les hauteurs du mont Thoreau, Héliotrope, 23/08/2024, 344 pages, 20€.
Dans son dernier roman, Sur les hauteurs du Mont Thoreau, Catherine Mavrikakis nous entraîne loin des sentiers battus de la littérature sur la mort. Oubliez les clichés attendrissants, les effusions sentimentales et les récits larmoyants. La plume acérée de Catherine nous offre une expérience brute et immersive, un voyage aussi sombre que fascinant vers une destination qui demeure nimbée d’incertitudes. Quatre sœurs, les Leroy, unies par des liens complexes et indélébiles, s’engagent dans un road-trip vers Thoreau Heights, une clinique spécialisée dans l’accompagnement des malades en phase terminale. Un pèlerinage vers l’inconnu qui s’avère être une véritable odyssée intérieure, explorant les méandres du deuil anticipé, les fractures familiales, et la quête de sens face à l’incertitude.
Ombres et lumières d’un paysage sauvage : un miroir de l'âme
La route qui mène les sœurs Leroy vers Thoreau Heights s’étire à travers un paysage ambivalent, entre beauté brute et mystère insondable. Catherine Mavrikakis, avec une précision quasi topographique, nous plonge au cœur des paysages de la côte est américaine, révélant la puissance d’une nature indomptée qui agit comme un véritable miroir de l’âme des personnages.
La lumière crépusculaire, changeante et capricieuse, donne une dimension théâtrale à chaque tableau qui défile. Le soleil, réticent à s’éteindre, irradie l’horizon d’une lumière pourpre et or, tandis que l’obscurité gagne du terrain, avalant les sapins majestueux qui bordent la route sinueuse. Chaque virage offre une nouvelle perspective, dévoilant les monts Pelés, imposants et rocailleux, dressant leurs silhouettes sombres vers un ciel où s’amoncellent les nuages lourds de promesses.
Ce paysage grandiose, peint avec un réalisme presque hallucinatoire, contraste avec l’angoisse sourde qui hante les sœurs Leroy. L’atmosphère de la Jeep est lourde de silences, les pensées divergentes se heurtant au silence imposant de la nature environnante. Rose, la plus jeune, se retrouve face à la fragilité de sa propre existence, la beauté du monde amplifiant le sentiment de précarité. Merline, la conductrice stoïque, est tiraillée par le doute et la peur, le paysage reflétant l’immensité de l’inconnu qui l’attend.
À travers la description d’un paysage sauvage et indomptable, Catherine Mavrikakis capture l’essence même de la condition humaine, confrontée à la beauté et à la violence, à la vie et à la mort. La nature devient alors le véritable personnage du roman, témoin silencieux du drame qui se joue, accompagnant le voyage intérieur des sœurs Leroy vers une destination dont seuls les contours se dessinent à l’horizon.
Une sororité à l'épreuve : entre non-dits et souvenirs
Le voyage vers Thoreau Heights est bien plus qu’un simple déplacement géographique. Il devient pour les sœurs Leroy l’occasion d’une introspection douloureuse, une plongée dans les méandres d’un passé familial complexe et conflictuel. Catherine Mavrikakis, maîtresse dans l’art de décortiquer les relations humaines, dévoile avec finesse les tensions, les rancœurs et les non-dits qui unissent ces quatre femmes liées par le sang, l’amour, et un destin commun.
La Jeep, véritable cocon familial roulant, devient le creuset de leurs souvenirs, souvent joyeux mais teintés d’amertume. Les rires fusent lorsqu’elles se racontent des anecdotes d’enfance avec une complicité retrouvée. Mais sous cette apparente légèreté, on perçoit les traces d’un passé douloureux.
La figure du père absent, autoritaire et rigide, plane sur leurs conversations comme un spectre menaçant. Son refus de voir ses filles après le divorce laisse une blessure ouverte, source de tensions sourdes entre les sœurs. Léonie, hantée par les souvenirs d’un bagage perdu sur l’autoroute, symbole d’une fracture irrémédiable au sein de la famille, peine à se réconcilier avec son passé. Alex, la plus indépendante, se replie sur son travail et sa vie à New York, cherchant à fuir les émotions trop intenses.
La romancière est passée maître à saisir ces nuances, ces silences lourds de sens qui en disent long sur les rapports complexes entre les quatre sœurs. Le voyage, entrepris par un désir de rester ensemble face à l’adversité, se transforme en un cheminement douloureux, les obligeant à faire face aux fractures et aux non-dits qui minent leur histoire familiale. Le lecteur est alors tenu en haleine, s’interrogeant sur la capacité de ces quatre êtres tourmentés à surmonter leurs différences et à faire front ensemble face à l’incertitude qui les attend à Thoreau Heights.
Thoreau Heights : le théâtre ambivalent d’une "bonne mort"
La lumière devient plus obscure tout à coup et les phares s’allument d'eux-mêmes. Fausse alerte… Voici que le soleil réapparaît encore, inextinguible au moment où la route dessine un coude qui la sort du gris qui l’engloutissait. Le GPS prévoit encore vingt-quatre minutes de route.
L’arrivée à Thoreau Heights marque une rupture dans le récit, le paysage sauvage laissant place à un environnement plus policé, contrôlé. L’immensité des monts Pelés cède le pas à l’architecture grandiose de l’ancienne maison de maître transformée en clinique. Les sœurs Leroy, accueillies avec une bienveillance feutrée, pénètrent dans un lieu hors du temps, à la fois rassurant et inquiétant. Le luxe discret des lieux, le calme apaisant qui y règne, le personnel attentif et professionnel, tout concourt à créer l’illusion d’un havre de paix où la mort perdant de son acuité, se fondrait dans le décor soigné et réconfortant.
On admire la prose de Catherine Mavrikakis saisissant l’atmosphère étrange qui règne à Thoreau Heights. On sent la volonté de maîtriser chaque détail, de contrôler chaque émotion, de faire de la mort un processus ordonné et paisible. Mais sous cette apparente harmonie se cache une tension palpable, le sentiment que quelque chose cloche, que le vernis de la perfection est prêt à craquer.
La présence des documentaristes japonais, avec leurs caméras braquées sur chaque instant, ajoute une dimension voyeuriste et spectaculaire à ce “théâtre de la bonne mort”. Les intentions de Yoshiyuki et Ineko, oscillant entre admiration et cynisme, semblent douteuses, et la clinique devient le terrain de jeu de leurs ambitions artistiques. De Bruycker, le grand dramaturge engagé pour animer les ateliers de création, ne fait qu’accentuer ce sentiment d’artifice. Sa personnalité flamboyante, son ego démesuré et ses promesses grandiloquentes introduisent une dimension clownesque dans ce lieu dédié à la fin de vie.
Merline, observatrice attentive, perçoit les failles derrière la façade lisse et rassurante de Thoreau Heights. Le suicide inopiné d’une patiente vient ébranler l’ordre établi, semant le doute et l’inquiétude. L’équipe médicale, habituée à gérer des “fins de vie” millimétrées, se trouve confrontée à un événement qui échappe à son contrôle, révélant la fragilité de l’illusion d’une “bonne mort” maîtrisée.
Alors que les jours s’écoulent, l’atmosphère de Thoreau Heights se densifie ; l’incertitude grandit et les masques tombent. Catherine, avec son sens du détail et son art de la mise en scène, orchestre avec maestria une montée en tension qui tient le lecteur en haleine, l’invitant à se questionner sur les promesses illusoires de la “bonne mort” et les dérives d’une société obsédée par le contrôle absolue de sa finitude.
Sur les traces de Thoreau : une quête existentielle
Le roman de Catherine Mavrikakis ne se contente pas de décortiquer les dysfonctionnements d’une société obsédée par la maîtrise de la mort. Il offre également une réflexion profondément philosophique sur le sens de la vie face à l’inéluctabilité de la fin. La présence de David Henry Thoreau, ses réflexions sur la simplicité volontaire, la communion avec la nature et l’acceptation de l’impermanence, imprègnent chaque page du roman. Le paysage sauvage et grandiose des monts Pelés devient un lieu symbolique, renvoyant les personnages à leur propre fragilité et à la nécessité de trouver un sens à leur existence hors des cadres imposés par la société. Les sœurs Leroy, confrontées à l’inconnu, s’interrogent sur leurs propres choix de vie, sur le poids du passé et sur l’avenir qui leur est désormais incertain. Catherine, à travers sa prose riche et poétique, nous invite à nous interroger sur notre propre rapport à la mort, loin des illusions d’une “bonne mort” aseptisée et contrôlée.
Sur les hauteurs du Mont Thoreau est un roman puissant et dérangeant qui ne laissera personne indifférent. Un vrai chef d’œuvre. En confrontant le lecteur à la réalité crue de la fin de vie et aux dérives d’une société obsédée par le contrôle et l’image, Catherine Mavrikakis nous offre une réflexion percutante et nécessaire sur la fragilité de l’existence et la quête de sens dans un monde en perpétuelle mutation.
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