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Sylvain Coher, Étraves, Actes Sud, 23/08/2023, 1 vol. (256 p.), 21,80€.

Sacrebleu ! Quel texte ! Conte philosophique ou fiction surréaliste aux accents prophétiques. Récit d’un amour filial prêt à braver tous les interdits ? Aventure à la Melville où un Achab de quinze ans rechercherait, non une baleine blanche croqueuse de jambe, mais un pan de terre sèche pour inhumer sa mère ?

Petit Roux contre les "Fruits de mer"

Depuis Carénage en 2011, et Nord-Nord-Ouest en 2015, parus aux Éditions Actes Sud, Sylvain Coher ne cesse d’impressionner par la vigueur et l’inventivité de son écriture.
Étraves, comme en nos jeunes années L’île au trésor de R L Stevenson (1892) nous remplit soudain d’un plaisir de lire qui distille curiosité et angoisse.
On se prend à rêver l’interprétation graphique que pourrait en faire, un illustrateur tel François Bourgeon (Les passagers du vent — Glénat — 1982) !
Car on les imagine sans peine, les tronches de ces matelots, dressés, menaçants, devant Petit Roux, moussaillon de quinze ans, réfugié à la proue du voilier le Ghost, le bien nommé, le cadavre de Câline, sa génitrice, dans les bras. Il est bien décidé à respecter la promesse qu’il lui a faite. Il lui évitera d’être transformée en denrée alimentaire de choix par les Fruits de mer, ces descendants des rescapés du grand Avaloir. En des temps pas si lointains, un nouveau déluge n’a laissé plus émerger que 5% de la surface des continents. Dans l’arche de Noé — nouvelle formule, s’entassent des spécimens des deux sexes qui n’ont guère d’humains que le nom. Désormais, sur cet univers liquide fait “des eaux striées au strontium, cobalt et iode, américium, césium ou carbone 14… avec en bonus les déchets terrigénes, s’applique la Loi Nouvelle.
Pour les résidents de l’espace océan, elle condamne la mise à mort, mais fait du cannibalisme une règle de survie. De Furieuse, seule native terrienne de cet habitacle flottant, à l’Empereur qui semble un évadé de Pirates de Caraïbes de Roman Polanski (1986), nul ne peut accepter d’exception.
Or, pour les terriens dits Pousse-cailloux, habitants précaires des ultimes rivages, la défense de leurs derniers lopins de terre reste une priorité ; toute approche un outrage, une profanation. L’entreprise de Petit Roux semble vouée à l’échec.

La langue poétique de la fin du monde

Le roman est un long monologue narratif de Blaquet, maître coq du Ghost, seul survivant d’un massacre inique. Face à un tribunal de terriens impitoyables, le récit de l’odyssée de Petit Roux et de Câline s’enchâsse dans l’histoire de ces épaves d’une espèce humaine qu’industrialisation et technologie outrancières, bétonnisation, dérèglement climatique, mènent inexorablement à sa perte. Sylvain Coher confie :

Il me fallait encore trouver une langue pour porter mon histoire. Une langue composite, résolument moderne et archaïque. Une langue romanesque faite d'emprunts aux récits maritimes classiques, ponctuée de néologismes, d'un lexique parfois technique ou argotique, sonore et ludique.

Et cette écriture heurtée, colorée, souvent triviale, nous bouscule, nous dérange, nous entraîne dans une succession de péripéties hallucinantes, sous des rideaux de pluie, sur des embarcations refuges, où se disputent l’horreur d’un cadavre en voie de putréfaction, la drôlerie des situations, et même, des éclats lumineux de poésie dans la vision onirique de l’Éden perdu.
On y voit des orques bienveillantes guider le canot du gamin intrépide. On croise un bordel flottant. Dans un décor de catacombes, un Toubib redoutable se fait thanatopracteur sous la menace d’un tranchoir à la lame affûtée. Une jonque se révèle une menace. Des fonds sous-marins peuvent être décharges, ou refuges de sirènes ensorceleuses. Et précisément, pour un temps son alliée, la belle Furieuse, en combinaison de néoprène, impose au jeune puceau des étreintes fougueuses dont il ne sort pas mécontent !

L'avenir après le déluge

Cette écriture rugueuse, parfois si tendre, fait résonner dans nos mémoires Océano nox de Victor Hugo (1840), remet à flot les descriptions de Loti dans Pêcheur d’Islande (1886) et ces chansons de marins, si prégnantes, dont le vent accroche des lambeaux entre les voiles… Les titres en sont, d’ailleurs, soigneusement répertoriés à la dernière page de l’ouvrage.
Mais elle nous dit aussi, durement, cruellement parfois, que le désastre qui nous guette, n’épargnerait rien. Dans cette histoire-là, la mer aurait le dernier mot. En 1995, dans Waterworld Kevin Reynols avait tenté d’en donner une représentation cinématographique, allant jusqu’à envisager une mutation de l’espèce. Ici Sylvain Coher, la suggère, discrète, comme une possible adaptation, avec la perte d’une oreille pour Petit Roux enfant.
Mais, dans l’univers de désolation, qu’il dépeint, il laisse subsister de petits signes d’espérance, Il reste malgré tout, quelque part, un trésor protégé de livres pour transmettre la mémoire du passé, un autre de graines soigneusement collectées pour redonner aux humains un avenir terrestre. Car si les textes antiques en attestent, des textes sumériens à la Genèse (chapitre VII verset 12) :  “Il plut pendant 40 jours et 40 nuits”, l’eau peut finir par se retirer.

On peut toujours imaginer une suite, n’est-ce pas ? C’est bien ce que Sylvain Coher nous invite à faire… Et ce que nous attendons de lui.

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Chroniqueuse : Christiane Sistac

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