Camille de Toledo, Au temps de ma colère, Éditions Verdier, 21/08/25, 160 pages, 18,50€
Camille de Toledo revient dans Au temps de ma colère sur un texte écrit vingt-cinq ans plus tôt, quand il portait encore le prénom d’Alexis. Cette relecture devient le prétexte d’une plongée vertigineuse dans les strates du temps personnel et collectif, où se mêlent souvenirs d’enfance, fragments d’archives et réflexions sur les bouleversements du tournant du millénaire.
Le livre s’ouvre sur un geste singulier : l’auteur dialogue avec sa propre jeunesse, retrouve ses carnets, ses photos, ses films. À travers cette archéologie intime, il reconstitue le parcours d’un enfant grandi dans les cercles du pouvoir parisien des années 1980, fils d’une journaliste influente et d’un ingénieur, éduqué entre les dîners avec Michel Rocard et François Mitterrand et les forêts de son enfance. Cette position privilégiée devient le point d’observation d’une époque marquée par ce que l’auteur nomme “l’idéologie de 1989” : la proclamation de la fin de l’Histoire, le triomphe annoncé du marché, la promesse d’une paix perpétuelle par le commerce.
Les thèmes qui traversent le récit forment une constellation complexe. La colère du titre irrigue chaque page, mais elle prend des formes multiples. Colère contre une génération qui a trahi ses idéaux, contre les récits dominants qui étouffent les possibles, contre l’oubli des corps qui portent le monde. Au cœur du livre, deux figures maternelles incarnent cette tension : Christine, la mère journaliste absente, femme émancipée du pouvoir médiatique, et Mazet, la gouvernante présente au quotidien, celle qui assure l’intendance pendant que les puissants débattent de l’Europe. Cette double filiation structure le regard de l’auteur sur les rapports de classe et de soin. Le corps blessé occupe une place centrale : une chute en montagne à dix-sept ans a fracturé la colonne vertébrale du narrateur, créant un handicap invisible qui le met à distance du monde productif, et lui fait éprouver dans sa chair la fragilité que les discours dominants occultent.
L’écriture de Camille de Toledo procède par fragments, par accumulations, par reprises. Les majuscules parsèment le texte comme des cris – LIBERTÉ, SOCIALISME, ACTUALITÉ -, les images d’archives s’intercalent entre les pages, les voix se superposent. Cette forme éclatée reproduit le mouvement même de la mémoire qui revient, corrige, amplifie. L’auteur cite ses carnets de jeunesse, les commente, les contredit parfois. Il intègre des captures d’écran, des photos de manifestations, des radios médicales. Cette hétérogénéité formelle traduit la complexité du projet : dire à la fois l’intime et le politique, le corps singulier et les mouvements collectifs, la douleur personnelle et les violences systémiques. Le texte oscille entre le récit autobiographique, l’essai politique et le montage documentaire, créant une forme hybride qui échappe aux catégories établies.
L’ouvrage dépasse l’exercice mémoriel pour proposer une réflexion sur notre présent. En relisant les espoirs déçus des mouvements altermondialistes de Seattle, Gênes ou Porto Alegre, l’auteur interroge les formes actuelles de la résignation et de la résistance. Sa méditation sur les corps invisibles – ceux qui nettoient, soignent, portent – résonne avec les débats contemporains sur les métiers essentiels. Le livre devient ainsi une enquête sur les héritages invisibles : comment la violence des récits dominants s’inscrit dans les corps, comment les loyautés de classe se transmettent ou se brisent, comment l’écriture peut devenir un geste de réparation plutôt qu’un instrument de pouvoir.
Au temps de ma colère nous offre un témoignage sur la formation d’une sensibilité politique à l’orée du XXIe siècle. Camille de Toledo parvient à faire de son histoire singulière le révélateur d’une époque, transformant la colère en lucidité, la blessure en attention aux fragilités partagées. Le livre trace ainsi une voie où la littérature devient l’espace d’une réconciliation possible avec les fantômes du passé et les urgences du présent.

Chroniqueuse : Lydie Praulin
Faire un don
Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.