Adrien Le Bot, Tu cherches quoi ?, Éditions Allia, 22/08/2025, 126 pages, 10 €
Un récit d’exil et de filiation
Adrien Le Bot, 31 ans, donne la parole à des hommes qui fréquentent les lieux de drague gay. Il est architecte, diplômé de l’École nationale supérieure d’architecture de Nantes. Entre anthropologie et littérature, cet ouvrage est très original. Il surprend. Adrien Le Bot a d’abord travaillé sur ces lieux dans le cadre d’une Thèse de Doctorat en anthropologie en milieu rural, sous la direction de l’anthropologue Éric Chauvier. Cette dernière portait sur certains territoires clandestins en France ; et concernait plutôt des lieux de drague en Bretagne. Il a ensuite poursuivi par un travail d’écriture du réel. « Il s’agissait pour moi d’inventer des nouveaux outils de recherche du côté des arts plastiques. Dans ce travail, l’écriture n’était pas majeure, presque un accident. ». C’est environ quatre ans de recherches. À travers ce livre, il élabore une cartographie du cruising en France en donnant la parole à des hommes mariés, homosexuels, hétérosexuels de tous milieux et toutes origines, qui s’enchaînent anonymement. Des hommes, à chaque fois différents, racontent leur fréquentation de « lieux de drague » : aires d’autoroutes, coins de Pic-Nic, bosquets derrière une station-service. Des lieux en plein air, en zone rurale ou périphérique. Entre hommes, patrons, livreurs, ouvriers, employés de banque cherchant des rapports sexuels anonymes et fugaces. Des hommes de tous milieux et toutes origines s’y retrouvent et partagent le secret d’une sexualité cachée de tous. Ils sont mariés, hétéros, homos, pères de famille. En se révélant, ils révèlent forcément une partie de leur propre nature. On y lâche ordinairement et habituellement la même question : « Tu cherches quoi ? ». Ce qui est dit, ici, l’est tout autant sur des applications de rencontres de type GRINDR…
Une collection de verbatim restitués
L’auteur ramasse et ordonne des paroles en les ajustant comme s’il cherchait à présenter un documentaire. « Tu cherches quoi ? » rassemble une cinquantaine de ces anonymes, tous introduits par une seule initiale («Be », « Ka », « Ju »…). Chacun raconte ce qu’il vient faire là, ce qu’il vient chercher. Les expériences s’enchaînent, et se répètent souvent parce que les dynamiques de chaque homme est la même au fils des chapitres. La séquence est libre, mais le lecteur s’y trace un chemin. Une collection de brefs chapitres, de deux à trois pages, de verbatim, tous à la première personne naît petit à petit. Il n’y a évident pas d’entretien ou d’interview mais réécriture de paroles entendues au fil des rencontres. L’auteur est jeune, mince et mignon. Cela lui donne un certain avantage réel dans le concret du concret. Personne ne voulait lui répondre à ses questions. C’est alors qu’il décide de se faire passer pour un dragueur pendant sept ans. Il mémorise les paroles partagées, et ensuite les restitue pour rendre compte de ce qui se passe dans ces lieux interlopes et « sauvages ». La nature, inconfortable ou froide leur tient lieu d’expériences.
Une enquête sociologique
Cette enquête sociologique donne la parole à des hommes ordinaires venue pour mater, tirer un coup, s’exhiber, se faire dominer ou se branler. Ils naviguent entre l’habitude et le hasard. Adressés à un enquêteur invisible, les témoignages de ces hommes anonymes se succèdent et fascinent. Brefs, subjectifs, crus. Chaque chapitre porte le nom d’un narrateur. Chacun y raconte sa pratique des lieux, son initiation, au travers des peurs, de l’excitation, des sensations contradictoires et des imaginaires. L’auteur présente des témoignages qui déterminent la découverte du lieu et les questionnements des premières fois. L’envie, la peur, l’attirance sont là. Comment faire ? Comment se positionner ? Que dire ou ne pas dire ? Comment s’habiller… léger ? Où se garer ? Quelle attitude adopter pour provoquer un contact ? Mais, il y a aussi la peur de tomber sur une connaissance… Les complexes physiques et psychologiques viennent interférer ; comme d’ailleurs les fantasmes. La montée d’adrénaline. Le désir monte ; et qui est là soudainement. « Si je te raconte ma meilleure fois ici, ça pourrait t’intéresser ? C’est difficile de dire ce que je viens chercher. Je ne cherche rien, mais je n’ai pas vraiment de limites, je crois. C’est justement ça qui m’excite ici, tu peux tomber sur n’importe qui ».
Une écriture crue et sans censure
En France, on en dénombre autant que de supermarchés, près de 10 000 ! Il n’y a pas que ces lieux… Ils sont aujourd’hui divers (parcs, bois, parkings, caves, maisons abandonnées, chantiers…) Et on les trouve en quelques clics. Il faut sans doute aussi avoir du « flair ». La fugacité et l’anonymat des chapitres reproduisent la nature des rencontres et des rapports : des expériences à la périphérie. L’homosexualité y est diversement assumée – beaucoup préféreraient des femmes, mais trouvent des hommes. Plusieurs dépeignent ces expériences comme étant situées à la périphérie de leur vie sociale (ils sont souvent mariés et mènent une vie “normale” et banale). « Faire des expériences homosexuelles » par curiosité et pour essayer, pour assumer une bisexualité ou pour garder une vie sociale côté cour et s’enivrer des corps masculins côté jardin… rapidement, énergiquement, fugacement. Le vocabulaire de ces hommes est celui de la chasse est très présent. On parle de traque, de recherche, de pistage.
Là où les hommes trouvent d’autres hommes, ils consomment selon leurs choix, leurs désirs du moment, leurs critères de préférence. Qui choisira un plus vieux, un trans, un trav’, des jeunes imberbes, des jeunes bodybuildés, des jeunes intersexes, des poilus, des hommes en leather, des dominants et des dominés. CH, par exemple, évoque ses préférences : « J’ai une préférence pour les hommes maghrébins, surtout s’ils sont en sportswear. Voir ces trois bandes blanches ou ces paires de Nike est quelque chose qui a le don de me rendre dingue. Ils font masculins, ils viennent peut-être d’une cité ou d’une barre HLM. Ils représentent quelque chose d’inaccessible. » JO, quant à lui, dit : « Par exemple, la sensation de chasser l’autre. C’est une forme très animale du désir, presque primitive. Il est impossible de faire des choses aussi directes et animales ailleurs qu’ici. T’imagines ? »
L’auteur nous emmène dans des territoires refoulés, à l’écart du regard de beaucoup et de la société
Ce texte convoque le regard du lecteur vers ses propres pulsions, ses tabous, et son aveuglement aux mystères des bords de routes. Les catégories du beau et du laid s’effacent. Ces lieux ne sont pas risques. D’abord, le risque social d’être vu ou aperçu…, d’être contrôlé par la Police ou la Gendarmerie. Puis, il y a le risque de plus en présent et dangereux des guets-apens et des violences faites aux Gays. Ils pullulent en France depuis ces dernières années, et sans que rien ne soit concrètement et tangiblement fait par les autorités compétentes…
La plupart des hommes de cette enquête sont des hétéros à la vie bien rangée s’offrant occasionnellement des moments de liberté et de sexe. L’auteur les interroge, pour découvrir ce qu’ils font là, ce qui les y a amenés, leurs pratiques des lieux, leurs attentes. Ils témoignent avec une grande franchise de leur expérience. Bien que souvent “déconstruits”, ils assument leurs fantasmes, leurs pulsions, et les racontent sans fard. On a la perception réelle qu’Adrien Le Bot aime ces personnes ; et disons-le il a une certaine tendresse, un regard aimant sur ce qu’ils sont et ce qu’ils accomplissent… malgré tout avec un certain courage. Sans doute que la drôlerie de certains témoignages rendent l’ouvrage moins glauque qu’il pourrait paraître en donnant une espèce de fraîcheur et de douceur à l’ensemble, alors que les faits sont parfois crus et froids.
Dans l’intimité de ces hommes
On rentre dans l’intimité assumée ou non de ces hommes, qui pour un petit moment de quête, de désir, de sensations fortes cherchent à consommer, et à rencontrer d’autres hommes. Une humanité surgit de la périphérie laissant une trace, une impression, voire une sensation de malaise. Les témoignages de ceux qui s’adressent à lui, se succèdent et fascinent. Ces hommes dépassent les catégories et les injonctions pour explorer leurs fantasmes, faire des rencontres, sortir du quotidien. Et devenir, pour quelques minutes, quelqu’un d’autre. Deux grandes questions se posent ici : celle de la nature profonde de ces hommes et de leurs actes, et celle que l’on pourrait considérer comme « un vice ».
Différentes manières de considérer la sexualité… entre acceptation et /ou vice
Si l’on considère la sexualité et les sentiments affectifs de façon ouverte ; alors on acceptera que les manières l’intimité et l’affectivité soit diverse. Si tel est le cas, il faudrait considérer le rapport homosexuel comme un parmi d’autre. C’est un critère à viser à « normaliser » cet amour comme faisant partie de l’ensemble des possibilités inscrites dans l’humanité. Donc, il n’y aura rien, ici, à critiquer. Les actes posés dans ces lieux interlopes ne résument pas la totalité de l’homosexualité ni de ces amours différenciés. On considérera ainsi que l’important est d’aimer et d’être aimé. Les lieux de drague et de relations furtifs sont un des modes où s’exerce cette sexualité. Il en est de même pour les lieux visités par des hétérosexuels. Dans le cas contraire, on pourrait considérer cette affectivité, et ces pratiques dans ces lieux « interdits » et de « refoulement » comme des actes répréhensibles pour la Morale. De la sorte, on peut poser comme idée que ces pratiques sont des vices, et ce qui se vit dans ces endroits participe à une vie désordonnée et « peccamineuse ». En somme tout dépend de notre cadre de références, et celui-ci déterminera ainsi notre réception ou non de ce texte. On peut aussi mixer les deux propositions…
Chacun se fera une opinion en accompagnant ce texte, en le rejetant, en ayant de l’empathie ou non vis-à-vis de ces hommes. Ils peuvent être notre père, notre frère, notre ami, notre collègue de travail ou notre voisin. Ils sont là. C’est vrai ; et ils pourraient ne pas y être. La morale est toujours là en embuscade, tandis que la « bien-pensance » se repaît d’accusations les mêmes s’adonnent parfois dans le secret de leurs logis à des pratiques qui feraient sans doute rougir leur propre morale, et mettrait à bas leur regard dédaigneux sur ces hommes qui essayent de faire « ce qu’ils peuvent et « comme ils peuvent ». Choix ? Vice ? Qui pourrait bien le dire vraiment ?!?
Le dégoût se présentera sans doute pour bien des lecteurs
Ce sentiment est présent dans le texte. Les personnages eux-mêmes trouvent assez souvent que ceci ou cela est sale, dégoûtant. Comment accompagner ces personnes pour qu’elles restent des Hommes debout malgré ces moments « déconstruisants » qui ne sont pas véritablement des moments où ils vivent une sexualité épanouie, mais juste une forme sexuelle qu’ils s’accordent. Et, faut-il le dire quand le moment est passé, et qu’ils retournent vers leurs vies ordinaires ces moments « extraordinaires » remontent forcément à la surface pour le bien, et souvent comme l’acquiescement à ce qu’ils pourraient considérer comme un certain échec, un regret, un goût amer d’actes posés. Ils auront été pour ce jeune ou pour ce plus vieux, pour ce jeune Beur ou pour ce bisexuel l’illusion d’avoir participé à un moment de joie, de quiétude… Jusqu’à la prochaine fois.
Chroniqueur : Patrice Sabater
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