Michael Hugentobler, Terres de feu, traduit de l’allemand par Delphine Meylan, Hélice Hélas Éditeur, 07/02/2025, 260 pages, 22€.
Un dictionnaire peut-il être le refuge d’un monde perdu, l’ultime patrie d’une langue et d’une âme ? Telle est la vertigineuse interrogation que Michael Hugentobler, avec une sensibilité d’arpenteur des limbes, nous convie à explorer dans Terres de Feu. Le roman déploie, avec une architecture narrative où s’enchâssent les échos du réel et les vertiges de la fiction, le destin croisé de deux hommes, un linguiste allemand fuyant le cataclysme et un missionnaire anglais égaré en Patagonie, unis par un manuscrit improbable : un dictionnaire de la langue yamana.
Londres et la genèse d’une obsession
Tout commence, comme souvent chez Michael Hugentobler, par un rêve, ou plutôt par ce que les Notes de l’auteur nous présentent comme une expérience fondatrice, une mimesis originelle qui colore toute la quête narrative. Le narrateur, jeune voyageur échoué dans une Buenos Aires en pleine déliquescence, y reçoit, d’un vieil homme aux allures de spectre, le récit d’un certain Thomas Bridges et d’un explorateur nommé Ferdinand Hestermann. Cette histoire, “inventée de bout en bout“, s’avère, des années plus tard, posséder un ancrage stupéfiant dans le réel lorsque le narrateur retrouve, à la British Library, le manuscrit même du dictionnaire yamana.
C’est cet artefact, cette relique d’un peuple évanoui, qui deviendra l’épicentre de l’existence du professeur Ferdinand Hestermann. Sa première rencontre avec l’ouvrage, “seul sur ce banc peint en vert“dans la gare Victoria de Londres, est celle d’un rêve lucide où la couverture marbrée rouge et bleue s’impose avec la force d’une révélation. L’objet n’est pas un modeste lexique ; il est d’emblée perçu comme “un graal philosophique“, un “chef-d’œuvre” qui documente une langue tout en esquissant les contours d’un monde. La matérialité même du livre, ses ratures, ses strates de réécriture, “cette incroyable profusion de fragments de vie recueillis“, témoignent d’un temps révolu et d’une humanité engloutie. Pour Hestermann, dont on devine rapidement le propre déracinement, le dictionnaire devient une obsession, un talisman contre l’effacement, le dépositaire d’une cosmogonie fragile qu’il s’agit de préserver.
Deux existences, un seul manuscrit
Le roman se construit sur l’entrelacs de deux temporalités, deux trajectoires : celle de Ferdinand Hestermann, savant allemand des années 1930, linguiste et ethnologue, que l’imminence de la barbarie nazie et la menace de confiscation de “sa” précieuse bibliothèque Anthropos poussent à l’exil, et celle de Thomas Bridges, missionnaire anglais du XIXe siècle, installé aux confins de la Terre de Feu, auprès du peuple Yamana.
Hestermann, personnage taillé dans l’étoffe des érudits mélancoliques, porte en lui les stigmates d’une Europe au bord du gouffre. Sa “large bouche“, ses “cicatrices” entre les sourcils, son attachement quasi pathologique au manuscrit – qu’il finit par “ranger dans sa sacoche pour que cela n’arrive plus” après l’avoir égaré –, tout en lui dit la fragilité d’un homme face à l’Histoire. Sa fuite vers la Suisse, orchestrée par son confrère Eric Parridge, spécialiste du “slang britannique“, et un mystérieux “petit homme” rencontré à Kew Gardens, n’est pas qu’une tentative de sauvegarde personnelle : c’est une course contre la montre pour sauver le dictionnaire, et avec lui, la mémoire d’un monde. “Mon cher Ferdinand,” lui souffle ce dernier, “si vous possédez une chose sans laquelle vous ne pouvez vivre, vous devez l’éloigner du pays des barbares avant qu’il ne soit trop tard“.
En contrepoint, la figure de Thomas Bridges, l’enfant trouvé devenu “l’architecte du verbe” yamana, se dessine par touches, à travers les réflexions d’Hestermann puis par le récit direct de sa propre vie. Son immersion en Patagonie, son rapport ambivalent avec sa mission civilisatrice, son amitié avec Ookokko, jeune Yamana, et surtout sa patience infinie à recueillir, classer, traduire les mots d’une langue qui est elle-même une géographie de l’âme, le constituent en jumeau spéculaire d’Hestermann. Si l’un tente de sauver l’archive, l’autre en fut le créateur obstiné. Bridges, face à la disparition programmée des Yamanas, transforme son livre de comptes en un “formidable aide-mémoire“, un testament contre l’oubli. Son labeur, des décennies durant, est une forme de résistance mémorielle, une tentative désespérée de fixer ce qui s’efface.
Le salut par les mots : une fuite, une survie, une mémoire
Le dictionnaire, chez Michael Hugentobler, est “le lieu sûr” d’Hestermann, une “représentation presque photographique d’un monde lointain”, le “coffre des richesses” pour Bridges. L’œuvre transcende son statut de répertoire linguistique pour devenir un monde en soi, une cartographie des possibles où chaque mot est une porte dérobée vers une existence autre. La langue yamana, avec sa capacité à nommer l’indicible – ūūarākū, “cette indifférence d’une personne qui n’éprouve pas le besoin de retrouver un objet perdu“, ou anemaköna, “déambuler sans but, par simple curiosité” – offre un miroir aux questionnements existentiels des protagonistes et, par extension, du lecteur.
Terres de Feu interroge ainsi le pouvoir du langage, non seulement comme outil de communication, mais comme matrice de la réalité. L’entreprise de Bridges, c’est la création d’une “copie du réel sous forme de mots“, une entreprise démiurgique qui vise à contrer l’entropie, à lutter contre l’effacement des traces. Pour Hestermann, confronté à la barbarie qui entend nier l’Autre en détruisant ses archives, le livre devient un fardeau sacré, une responsabilité. La scène finale de sa fuite désespérée en Suisse, où, traqué, il se croit halluciné par le petit homme de Kew Gardens et finit par se réfugier au Château de Froideville pour y protéger la collection Anthropos – et son propre dictionnaire Yamana qu’il porte “contre sa peau” – , illustre cette quête d’un salut symbolique. Le château se transforme en une arche, une bibliothèque fortifiée contre le déluge.
Michael Hugentobler, en tissant ces récits avec une finesse où la documentation historique s’allie à l’invention romanesque, explore les confins de la mémoire et de l’identité. Son roman est une méditation poignante sur la perte, l’exil, mais aussi sur la capacité de l’être humain à trouver, dans les mots et les histoires, une forme de permanence. La “réalité merveilleuse” évoquée dans les notes de l’auteur, “au-delà de la vérité et de l’artifice“, est celle que le roman lui-même tente d’atteindre : une vérité de l’âme, façonnée par la langue, portée par le vent glacial de la Patagonie ou les ombres grandissantes d’une Europe à la dérive. Ce n’est pas tant un livre sur la perte, qu’un livre avec elle, une danse avec les fantômes.

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