Fatima Ouassak, Terres et Liberté – Manifeste antiraciste pour une écologie de la libération, ouvrage collectif, Les Liens qui Libèrent, 14/05/2025, 192 pages, 14€
Dans l’univers des pensées critiques contemporaines, certains ouvrages surgissent comme des sismographes émotionnels de leur époque, révélant les failles souterraines d’une civilisation en crise. Terres et Liberté – Manifeste antiraciste pour une écologie de la libération, dirigé par Fatima Ouassak, appartient à cette catégorie d’œuvres qui transforment l’analyse politique en quête profondément intime, où chaque voix porte la trace d’un exil vécu, d’une blessure transmise, d’une espérance cultivée dans les marges.
L'orchestration des solitudes : une polyphonie transnationale
Ce qui fascine dans cette entreprise collective, c’est moins sa cohérence théorique que sa capacité à maintenir ensemble des voix qui portent chacune l’empreinte géographique et psychologique de leur formation. Fatima Ouassak ne prétend pas unifier ces perspectives. Elle les dispose plutôt comme une constellation où chaque étoile éclaire différemment le même ciel nocturne de la domination contemporaine.
Cette approche transnationale révèle immédiatement sa singularité : des banlieues parisiennes aux townships sud-africains, des mangroves vietnamiennes aux oliveraies palestiniennes, des fermes bretonnes aux universités colombiennes, ces voix tissent une géographie affective de la résistance qui transcende les frontières académiques traditionnelles. “Nous n’avons plus le temps de prendre des pincettes en faisant le dos rond“, affirme Ouassak dès l’introduction, posant d’emblée l’urgence existentielle qui traverse l’ensemble du recueil.
Les fissures du masculin : Myriam Bahaffou et la critique de l'antiracisme guerrier
L’une des contributions les plus déstabilisantes émane de Myriam Bahaffou, dont l’analyse de l’antiracisme masculiniste révèle les impensés de genre qui traversent les mouvements de libération. Sa critique ne procède pas par dénonciation frontale mais par une archéologie minutieuse des désirs qui sous-tendent les stratégies révolutionnaires.
“Se queeriser depuis l’espace de la négativité raciale“, propose Myriam Bahaffou, “c’est contester notre espèce même, se présenter comme des sujets étrangers“. Cette formulation révèle une rupture majeure avec les approches traditionnelles de l’émancipation : plutôt que de revendiquer une humanité confisquée, il s’agit d’interroger les fondements même de la catégorie “humain” telle qu’elle a été historiquement construite. Cette “éropolitique” qu’elle développe refuse les consolations de l’identité stable au profit d’une fluidité créatrice qui transforme la précarité en puissance d’invention. Myriam Bahaffou révèle ainsi comment l’antiracisme peut reproduire inconsciemment les structures patriarcales qu’il prétend combattre, oscillant entre “la célébration naïve de nos existences ‘malgré tout’” et “l’obsession d’être ‘un·e vrai·e’, un soi authentique, pur et sauvage“.
La Palestine comme laboratoire spirituel
Shela Sheikh apporte une dimension spirituelle souvent occultée par les approches matérialistes traditionnelles. Son travail sur Sakiya, projet agroécologique près de Ramallah, révèle comment la résistance anticoloniale peut devenir “rewilding pedagogy” – une pédagogie du ré-ensauvagement qui “commence par les liens organiques que nous avons avec le sol, la terre et l’environnement“. Cette approche pose une question cruciale souvent éludée par la gauche occidentale : comment “réenchanter la terre damnée” sans céder aux mystifications spiritualistes ? Sheikh propose une voie médiane qui assume pleinement la dimension sacrée de la relation à la terre tout en maintenant une analyse politique rigoureuse des mécanismes de dépossession. Son concept de “justice réparatrice” dépasse les limites du droit international pour explorer des formes de guérison collective qui passent par la reconstitution des relations écologiques détruites par la colonisation. “Ces techniques ne sont pas nouvelles“, explique-t-elle, “il s’agit simplement de l’adaptation d’une relation ancienne à la terre, de plus en plus menacée par les forces jumelles de l’occupation et des modes de production néolibéraux“.
Les tensions non résolues : entre matérialisme et spiritualité
L’un des aspects les plus fascinants de l’ouvrage réside dans sa capacité à maintenir en tension des approches apparemment contradictoires sans chercher à les réconcilier artificiellement. Norman Ajari développe une “écosophie fanonienne” d’un matérialisme radical qui assume l’apocalypse comme condition de la régénération : “devenir la plus belle des apocalypses“. Cette position entre en résonance complexe avec la spiritualité politique d’Omar Alsoumi, qui fait de la Palestine “le nom d’une révolution décoloniale” enracinée dans une “science du partage” aux accents mystiques. Cette tension révèle peut-être l’une des caractéristiques les plus profondes de la condition postcoloniale contemporaine : l’impossibilité de séparer nettement critique sociale et quête spirituelle, analyse structurelle et guérison existentielle. Ces voix portent toutes la trace d’un arrachement originel qui ne peut être réparé par les seuls outils de la raison critique. Amzat Boukari-Yabara, reconstituant l’héritage panafricain de Cabral et Sankara, révèle comment ces dirigeants articulent déjà pensée agronomique rigoureuse et dimension spirituelle de la relation à la terre. “L’écologie du Sud est donc simultanément une écologie d’alternatives (face à la crise) et une écologie de résistance (face à l’hégémonie de l’écologie occidentale)”, formule qui synthétise parfaitement cette double exigence.
L'alchimie mémorielle : Maya Mihindou et la poétique des matières
Maya Mihindou développe une approche sensorielle qui transforme l’analyse politique en méditation tactile sur les “archives de graines” face aux “archives de pierre” occidentales. Son texte révèle comment la mémoire traumatique peut se cristalliser dans la matière même : “cette terre confiée est un terreau sans valeur, récupéré l’hiver précédent autour d’une maternité disparue” devient “un agglomérat ordinaire de feuilles concassées, minuscules morceaux de bois encore humides” porteur d’une histoire de résistance et d’exil.
Cette poétique de la matière rejoint l’expérience du collectif Vietnam-Dioxine, qui théorise une “écologie de la mangrove” face à l’empoisonnement durable. Leur “mangrovité” assume la contamination comme condition existentielle tout en cultivant des formes inédites de solidarité transnationale. “Nous sommes contraint·es de nous développer dans la vase des oppressions, mais nous en émergeons collectivement en transformant ce mouvement en une force de défense“.
L'expérimentation concrète : A4 et la praxis de l'enracinement
L’association A4 ancre ces réflexions théoriques dans une expérimentation pratique remarquable. Leurs “voyages-enquêtes” révèlent non seulement les mécanismes d’exploitation des travailleurs étrangers dans l’agriculture française, mais explorent concrètement les possibilités d’installation paysanne émancipatrice.
Leur travail sur l’adaptation climatique par la culture de variétés du Sud constitue une mise en application directe de ce que pourrait être une écologie véritablement décoloniale. “Dans les serres de Lannion et dans un terrain à Villetaneuse, des équipes d’A4 cultivent les variétés citées” (cacahuètes, fonio, mil) révélant comment la diaspora peut devenir vecteur de circulation des savoirs agricoles.
Les limites de la synthèse et la beauté de l'inachevé
Cette polyphonie maintient délibérément ouvertes certaines contradictions qui traversent les mouvements émancipateurs contemporains. La tension entre approches identitaires et perspectives universalistes, entre ancrage territorial et circulation diasporique, entre critique du développement et nécessité de l’autonomie technologique, n’est jamais résolue artificiellement.
Cette incomplétude constitue peut-être la force principale du projet. Comme l’écrit Arturo Escobar dans sa synthèse conclusive, il s’agit de favoriser des “maillages auto-organisés entre alternatives” plutôt que d’imposer une ligne politique unique (p. 182). Cette approche rhizomatique respecte la diversité des contextes tout en maintenant l’exigence de convergence pratique.
Vers une écologie de la vulnérabilité
Terres et Liberté dessine finalement les contours d’une pensée émancipatrice qui assume pleinement sa dimension vulnérable. Ces voix portent toutes la trace d’un deuil – celui des terres perdues, des langues oubliées, des cosmologies détruites – tout en cultivant une espérance qui ne cède rien à l’analyse critique la plus rigoureuse.
Cette “écologie de la libération” trouve sa singularité dans sa capacité à transformer la précarité existentielle en puissance créatrice, révélant comment l’expérience de l’exil peut devenir matrice d’une pensée politique renouvelée. Elle témoigne que la pensée critique contemporaine peut encore produire des synthèses créatrices qui honorent à la fois la complexité du réel et la beauté de l’utopie.

Fatima Ouassak est politologue, militante et autrice française née en 1974. Cofondatrice du Front de Mères, premier syndicat de parents d’élèves des quartiers populaires, elle s’affirme comme une figure pionnière de l’écologie décoloniale en France. Formée en science politique, elle milite depuis deux décennies dans les sphères féministes, antiracistes et écologistes. En 2020, elle publie La puissance des mères, un essai remarqué qui redonne à la maternité populaire une dimension politique et stratégique. Elle dirige ici un ouvrage collectif qui fait converger les luttes environnementales et antiracistes. Son engagement s’ancre dans une pensée radicale et incarnée, proche du terrain, avec une capacité à tisser les fils d’un « maquis » intellectuel contre l’écologie blanche et hégémonique.

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