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Thierry Keller, Quand on n’ose plus rien dire de peur de passer pour un réac, Éditions de l’Aube, 22/08/2025, 264 pages, 12 €

Le silence a ses inflexions. Il y a celui, pesant, qui suit l’anathème, et celui, plus subtil, qui naît de la peur de mal dire. C’est dans ce non-dit, dans cet espace où le débat s’est tu, que s’aventure Thierry Keller avec Quand on n’ose plus rien dire… de peur de passer pour un réac. Son essai saisit cet air du temps avec la lucidité d’un sismographe, en entreprenant une cartographie patiente des impasses idéologiques de son propre camp : la gauche. Il y déploie une analyse des mutations culturelles, de la censure qui gangrène le progressisme et des fractures générationnelles qui reconfigurent le politique. Le livre interroge la résurgence d’une extrême droite légitimée par le désordre ambiant, tout en disséquant les angles morts d’un capitalisme qui a su épouser les codes de ses contempteurs. C’est le récit d’une conscience de gauche qui se retourne sur son héritage pour en sonder les pathologies.

Thierry Keller, une généalogie de gauche

L’auteur avance sur un terrain qu’il connaît intimement. Son parcours, de l’antiracisme militant des années 1980 à la co-fondation de la revue Usbek & Rica, constitue le soubassement expérientiel de sa réflexion. Ce livre est une méditation rétrospective sur une fidélité politique mise à l’épreuve. Sa démarche s’inscrit dans un dialogue avec des penseurs contemporains comme Caroline Fourest ou Pierre Jourde, qu’il cite abondamment, tout en s’en distinguant par une approche moins pamphlétaire et plus incarnée, qui évoque la dérision d’un Desproges autant que la rigueur d’un Malka. Par son attention portée aux mécanismes de domination symbolique et au langage, il convoque les outils de la sociologie critique, tandis que son attachement à l’universalisme comme horizon indépassable le place en filiation directe avec l’humanisme républicain. Il se positionne en héritier paradoxal, un homme de gauche qui, pour sauver son héritage, doit en pointer les dérives avec une exigence salutaire.

La pulsation du verbe incarné

La force de l’essai réside dans sa forme même. L’écriture de Keller possède la vivacité de l’oralité maîtrisée, un phrasé qui court avec la clarté d’une conversation intelligente. L’ouvrage alterne les registres avec une agilité constante, passant du récit autobiographique (la scène inaugurale du dîner avec ce couple new-yorkais, qui cristallise la bascule culturelle) à l’analyse de concept (« Wokisme » ? Quel « wokisme » ?). Cette prose incarnée lui permet d’explorer la porosité du privé et du politique, notamment lorsqu’il évoque, avec une pudeur teintée d’humour, ses propres doutes face à ses enfants. L’humour, souvent en second degré, agit comme un antidote à la pesanteur du sujet. La structure de l’ouvrage avance par analogies éclairantes, comme celle de la gauche devenue une “gauche Kodak”, admirable mais dépassée par une révolution technologique et culturelle qu’elle peine à saisir.

Le clivage des puretés et le réel en cadeau

Au cœur de la démonstration se trouve la mise en lumière d’un culte de la pureté qui a saisi une frange de la gauche. Il analyse comment la quête d’une innocence militante et d’un langage expurgé conduit à une impasse. Cette obsession purificatrice, qui s’incarne dans la “cancel culture”, rend la gauche inaudible aux classes populaires et aveugle à la question sociale. Keller démontre, via un examen méticuleux du “gaucho-capitalisme”, comment les entreprises ont absorbé ce lexique moralisateur pour en faire un outil marketing, désamorçant toute charge subversive. Il analyse ce paradoxe d’un capitalisme qui se pare des vertus de ses contempteurs pour mieux neutraliser leur critique.

Le concept le plus puissant qu’il explore est sans doute celui du “cadeau du réel” fait à l’extrême droite. En abandonnant des pans entiers de la culture et du bon sens au profit d’une orthodoxie militante, la gauche offre sur un plateau à ses adversaires le monopole de la défense de l’art de vivre et de la liberté d’expression. Cette dynamique, éclairée par la philosophie politique, peut se lire comme un processus de désubstantialisation du politique : les grands récits collectifs universalistes s’effacent au profit d’une myriade de revendications narcissiques. En ce début de XXIe siècle, où la tentation de l’effacement est forte, l’essai nous rappelle qu’il « faut vivre avec » la complexité de notre héritage.

L’ouvrage de Thierry Keller est une invitation à retrouver le goût d’un débat substantiel. En ces temps de sidération, il pose la question essentielle de l’honnêteté intellectuelle, non comme une posture héroïque, mais comme une condition de survie pour la pensée progressiste. Plutôt qu’une énième déploration, il offre un miroir dans lequel une gauche, orpheline de ses certitudes, peut enfin oser se regarder pour mieux se réinventer.

Image de Chroniqueur : Maxime Chevalier

Chroniqueur : Maxime Chevalier

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