Plaidoyer politique en forme de long poème en prose, un livre magnifique qui invite à nous questionner sur la transmission du passé et de la mémoire.
Il y a toujours un peu d’excitation lorsque l’on tient entre ses mains un livre que l’on vient de recevoir. On l’observe sous toutes les coutures, on l’effeuille et le soupèse comme pour mieux l’apprivoiser avant sa lecture. Cette excitation est d’autant plus forte lorsqu’il s’agit de découvrir un primo romancier ou un auteur confirmé dont on n’avait jamais entendu parler auparavant. Dans son ouvrage Pour une esthétique de la réception (1990), le critique allemand Hans Robert Jauss définit la notion d’horizon d’attente. Tout lecteur confronté à une œuvre nouvelle n’aborde jamais celle-ci de manière neutre. Ses expériences préalables, la lecture d’autres livres, ses références culturelles façonnent profondément sa manière de lire un texte, au point que pour Jauss et les théoriciens de l’école de Constance, l’œuvre littéraire n’atteint son aboutissement qu’au moment de sa réception. Réception nécessairement polysémique qui variera significativement d’un lecteur à l’autre et d’une époque à l’autre.
Quand j’ai ouvert « Tisser », je ne savais à quoi m’attendre. Un titre énigmatique, une photo de couverture constituée d’un entrelacement de rubans noirs sur fond blanc – œuvre textile d’une artiste malgache qui, par ses contrastes, m’évoquait insensiblement les toiles de Pierre Soulages – et au dos un résumé sibyllin évoquant un enfant mort-né racontant la genèse du monde. Aucune indication de genre en guise de point de repère. C’était un bond complet vers l’inconnu.
Le livre m’a happé, dès les premières pages, par la fulgurance de sa langue et par la singularité de son point de vue narratif, voix désincarnée résonnant depuis les ténèbres de l’Antara, espace primordial des anciens mythes malgaches :
Je suis mort, l’ourlet de tous les vivants, le point de finition entre les générations. Imaginez-moi comme une fumée bleue évanescente, se brumant, dès qu’on l’aperçoit, je me déroule d’un recoin qu’on ne remarque pas, rappel d’azur et l’infini pressenti.
Résumer un tel ouvrage tiendrait de la gageure. Il faut se laisser porter au gré des pages en s’abandonnant à son guide, tel Dante mené par l’âme de Virgile. Les récits étiologiques des premiers temps du monde s’intercalent à des réflexions historiques, philosophiques ou politiques. On découvre avec bonheur les contes et légendes tirés de la plus ancienne tradition malgache, centrés autour de la figure de Zahanary, le Dieu créateur, plus tard assimilé au Dieu des chrétiens au moment de l’arrivée des Européens. L’auteur dissèque, sous différents angles, l’histoire douloureuse de la colonisation et ses conséquences toujours vivaces. Il redonne à l’Afrique sa grandeur et la place qu’on lui dénie malheureusement trop souvent, à l’instar d’un ancien président français qui pouvait affirmer il y a quelques années encore que « l’homme africain n’était pas assez entré dans l’Histoire ». Le texte nous invite à redéfinir cette notion d’Histoire en tordant le cou au mythe tenace selon lequel seuls la culture et le patrimoine de l’Occident auraient une forme de légitimité – des textes, des musées, « des peintures, des sculptures, des arts reconnus que l’on aurait remplis de valeurs ». Raharimanana s’insurge contre cette hiérarchie artificielle qui n’est qu’un leurre et, combattant le déni d’eux-mêmes que les anciens colonisés pourraient conserver, s’attelle à redonner à l’africanité ses lettres de noblesse : « Le viol de l’Afrique a accouché de l’Occident d’aujourd’hui, et a changé la face du monde ». Il revient longuement sur l’idée que la pensée africaine est « phagocytée, avalée, presque digérée et que malgré la décolonisation, les anciennes dominations n’ont pas disparu. On lit notamment de belles réflexions sur la nudité, célébrée par des traditions millénaires et dans laquelle l’Occident chrétien n’a vu qu’indécence et animalité : « absence du tissu, absence d’histoire ».
« Tisser » est un récit de transmission : transmission de l’Histoire pour ne pas oublier le passé, en évitant les ornières de la haine et de la démagogie mais transmission surtout d’une culture toujours vivante qui doit retrouver pleinement son indépendance et s’affirmer avec fierté.
Jean-Philippe GUIRADO
contact@marenostrum.pm
Raharimanana, Jean-Luc V., « Tisser « , Mémoire D’encrier , 08/04/2021, 96 p. 14,00€
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