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Paul Pavlowitch, Tous immortels, Buchet Chastel, 02/02/2023, 1 vol. (480 p.), 23,50€.

Ce pourrait être un ouvrage d’autorité sur Romain Gary, un témoignage irrécusable de celui qui fut son cousin-neveu, son collaborateur, son confident, son prête-nom sous le pseudonyme d’Émile Ajar et avec lequel l’auteur de La Promesse de l’aube réussit, outre une extraordinaire mystification littéraire, l’exploit de se réinventer malgré l’hostilité de la critique et l’oubli dans lequel on tenta prématurément de l’enterrer. Ce pourrait être le récit du parent et ami de l’actrice Jean Seberg, étoile blonde attentive, fragile et persécutée, dont l’inexorable et tragique fin précéda de peu celle de Gary. Ce pourrait être une autobiographie en forme de justification pour solde de tout compte, une proclamation de sa propre existence dans le monde des Lettres et dans le monde tout court, car l’auteur de ce livre en possède et la matière et les moyens comme l’ont démontré ses titres précédents. Ce n’est rien de tout cela.

Dès l’avant-propos, Paul Pavlowitch, aujourd’hui âgé de quatre-vingt-deux ans, annonce la couleur et “un style qui serait le résultat d’une plus large compréhension des choses, elle-même née d’une plus grande tolérance envers les autres et d’un rien de cette inévitable lassitude née des incessantes petitesses soulevées au passage de toute vie.” Ainsi apparaît-il tout au long de ces quelque quatre cents pages comme l’observateur détaché de sa propre existence et comme le mémorialiste des êtres remarquables qui l’ont traversée. 

Certes, le lecteur curieux de connaître les conditions d’élaboration d’une œuvre littéraire majeure du XXe siècle, aujourd’hui réhabilitée, y trouvera son compte. Il découvrira un Romain Gary tour à tour généreux et tyrannique, protecteur et abusif, mû par un appétit vorace à tous les sens du terme, travaillé par une sourde pulsion de mort, consumé par le feu d’une angoisse profonde et par l’énergie créatrice débordante qui en était le pendant, picaresque et armé d’un indéniable courage physique, terrifié pourtant par le déclin et la maladie. Un Gary qui riait peu, n’avait pas pour but le bonheur, mais connaissait des accès de jubilation intense et qui, traversé par un génie visionnaire, infusait dans ses œuvres un humour attendri ou féroce, nourri par un incurable désespoir. Bigger than life en somme sans que celle-ci pût jamais le combler comme s’il était perdu dans le trouble de ses identités successives. Un “champion du monde de cette discipline qui consiste à lutter contre son ombre jusqu’au KO final, car l’ombre l’emporta“, écrit Pavlowitch pour qui “Romain éprouvait intimement l’absence de soi. Sa mère lui avait dit qui il devait devenir. Il n’avait pas eu le temps de se trouver.” Aussi ne cessera-t-il de se chercher dans la conscience-poursuite de ses personnages au point de passer tout entier dans la fiction. 

D’André Malraux à Tzvetan Todorov en passant par William Styron, James Jones et Lesley Blanch, la première épouse de Gary, nombre de personnalités qui lui furent proches traversent également ce livre. Jean Seberg, qu’il épousa en secondes noces, y occupe une place à part. Le couple Pavlowitch vécut à plusieurs reprises avec elle et assista, impuissant, à la lente plongée dans la dépression d’une artiste trop sensible à l’injustice et à l’âpreté du monde pour ne pas se laisser détruire par elles. Broyée par Otto Preminger dès son premier tournage, elle ne put, malgré le succès ultérieur d’À bout de souffle, retrouver une stabilité et une confiance durables. Harcelée par le FBI en raison de son engagement auprès des Black Panthers, méprisée puis bannie par Hollywood, victime d’une campagne publique de calomnies, elle perdra de ce fait l’enfant qu’elle portait et ne s’en remettra jamais. Elle commémorera chaque anniversaire de ce décès par une tentative de suicide jusqu’à le réussir : le 8 septembre 1979, elle sera retrouvée dans une rue de Paris sur le plancher de sa voiture, vaincue par un cocktail d’alcool et de barbituriques. La veille de sa disparition, elle était allée au cinéma voir l’adaptation de Clair de femme, le roman de Gary, dont elle eût aimé que Costa-Gavras lui confiât le rôle principal. 

Le beau livre de Paul Pavlowitch dresse de l’actrice un portrait poignant, mais ne saurait y être réduit pas plus qu’à celui de Gary. Dans une langue ciselée et d’une grande dignité, l’auteur évoque l’entremêlement de leurs destins avec son histoire familiale, celle de sa mère, de son frère et de sa sœur, d’Annie, son épouse. Les pages qu’il consacre à cette dernière, pleines de tendresse et de pudeur, ne laissent pas indifférent. Malgré ou à cause de ce que Simone Signoret, l’interprète de La Vie devant soi à l’écran, appelait “les coups de canif au contrat”, on y devine un amour vaste, singulier, qui leur appartient en propre et c’est pourquoi sans doute ils ont eu la vie devant eux. Chemin faisant, sans rien éluder ni trancher, l’auteur retrace son chemin personnel par petites touches, souvent en creux, comme s’il s’effaçait devant ses immortels, promeneur dans sa propre vie, passionné de littérature, ne recherchant pas la lumière. Un détail biographique, à peine évoqué, offre une clef possible de lecture : la mort soudaine de son père, prénommé également Paul, quand il avait douze ans. Pavlowitch en conserva longtemps l’impression de ne pas être celui auquel on s’adresse, puisqu’il était “mort comme lui”. On croit alors saisir d’où lui vient cette compréhension si fine du drame intime de Gary, celui d’une identité forclose dès sa prémisse, impossible à construire par la suite, un tourment qu’il paraît avoir partagé avec lui. 

Si, en définitive, Tous immortels nous instruit sur Gary, il nous confirme ce qui frappait déjà lorsque, le 3 juillet 1981, l’auteur était venu non sans courage s’expliquer en direct sur le plateau d’Apostrophes : “l’affaire Ajar”, bien que née de l’esprit d’un être d’exception, n’aurait pas été possible, du moins dans toute sa complexité et ses développements y compris littéraires, si elle n’avait été aussi la rencontre de deux personnalités hors normes – ce qu’est à n’en pas douter Paul Pavlowitch, même si c’est faire injure à son humilité et trahir l’intention de son texte que de l’affirmer. Il n’y peut rien : cela transpire à travers lui.

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Chroniqueur : Philippe Ségur

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