Amara Lakhous, La Fertilité du mal, traduit de l’arabe (Algérie) par Lotfi Nia, Actes Sud, 02/10/2024, 288 pages, 22,50€
Dans La Fertilité du mal, Amara Lakhous nous plonge au cœur d’une Algérie tiraillée entre son passé révolutionnaire et son présent corrompu. Ce roman, à la fois policier et historique, est bien plus qu’une simple enquête sur un meurtre : c’est une plongée vertigineuse dans les méandres de la mémoire collective, où les fantômes de la guerre d’indépendance hantent encore les vivants. À travers l’assassinat de Miloud Sabri, ancien combattant devenu homme d’influence, Amara Lakhous explore les cicatrices d’une nation, les trahisons intimes et politiques, et la manière dont le mal, une fois semé, continue de germer à travers les générations. Avec une écriture à la fois précise et évocatrice, l’auteur nous invite à réfléchir sur les héritages toxiques de l’histoire, tout en nous tenant en haleine grâce à une intrigue policière habilement construite.
Un crime aux multiples échos
Le crime qui ouvre le roman n’est pas un fait divers ordinaire. Il est une métaphore de l’Algérie elle-même, déchirée entre ses idéaux révolutionnaires et les réalités sordides de son présent. Miloud Sabri, égorgé et mutilé, incarne cette dualité. Ancien héros de la guerre d’indépendance, il est devenu un homme de pouvoir corrompu, symbole d’une génération qui a trahi ses propres idéaux. Le choix de la date de son assassinat – le jour de la fête de l’Indépendance –, n’est pas anodin : il rappelle que les victoires d’hier peuvent se transformer en cauchemars d’aujourd’hui. Amara Lakhous prend le prétexte de ce crime comme un prisme pour explorer les fractures d’une société encore hantée par ses démons.
Le meurtre est également marqué par des symboles qui renvoient directement à la guerre d’indépendance. L’égorgement et la mutilation du nez sont des références tristement connues des pratiques du FLN pendant la révolution. Elles étaient utilisées pour punir les traîtres. Ces détails macabres sont là pour nous rappeler que, dans l’Algérie de l’auteur, le passé n’est jamais vraiment enterré. Les anciens codes de la guerre resurgissent dans le présent, comme si les morts refusaient de laisser les vivants en paix. Cette résurgence des symboles révolutionnaires soulève une question cruciale : peut-on vraiment tourner la page sur une histoire aussi violente et complexe ?
L’enquête sur le meurtre de Miloud Sabri met en lumière les anciennes loyautés et les trahisons qui continuent de diviser les personnages. Les liens tissés pendant la guerre d’indépendance – entre Miloud, Zahra, Idris et Abbas – sont à la fois un héritage précieux et un fardeau toxique. Ces relations, marquées par la confiance et la suspicion, reflètent les tensions d’une société encore en quête de réconciliation. Amara Lakhous dévoile comment les anciens camarades d’armes sont devenus des ennemis intimes, prisonniers d’un passé qu’ils ne parviennent ni à oublier ni à surmonter.
La quête de vérité du colonel Soltani
Le colonel Karim Soltani mène son enquête tel un archéologue, déterrant patiemment les fragments enfouis de la mémoire collective. À travers ses investigations, il explore les strates de l’histoire algérienne, des maquis de la guerre d’indépendance aux ruines de l’Algérie contemporaine. Il est le représentant d’une génération qui n’a pas connu la guerre, mais en porte les séquelles. Son enquête devient un défi personnel afin de comprendre comment les idéaux de la révolution ont pu dégénérer en corruption et en violence. C’est la raison pour laquelle Amara Lakhous utilise ce personnage pour interroger la manière dont l’histoire est transmise – ou occultée – d’une génération à l’autre.
Chaque témoin interrogé par Soltani apporte une version différente de l’histoire, reflétant la complexité de la mémoire collective. Dans le destin de Zahra Mesbah, l’épouse de Miloud, se dessine celui de toutes ces Algériennes qui, malgré leur rôle fondamental dans la révolution, furent condamnées à porter leur souffrance dans le silence. Idris Talbi, l’avocat devenu critique du régime, représente la voix de la dissidence, refusant de se taire face aux compromissions du pouvoir. Badro Bouzar, gendre de Miloud, appartient à cette nouvelle génération qui oscille entre vénération des héros de la révolution et lucidité face à leurs égarements. Ces témoignages contradictoires montrent que la vérité est toujours plurielle, et que chaque version de l’histoire est teintée de subjectivité et d’intérêts personnels.
Malgré les efforts de Soltani, l’enquête révèle que certaines vérités demeurent inaccessibles. Les zones d’ombre du passé – les trahisons, les secrets, les non-dits – résistent à l’investigation. Amara Lakhous suggère que certaines blessures sont trop profondes pour être guéries, et que certains crimes ne seront jamais pleinement élucidés. Cette quête de vérité, toujours inachevée, reflète les difficultés de l’Algérie à faire face à son histoire. Le roman pose ainsi une question essentielle : peut-on vraiment reconstruire une nation sur des fondations aussi fragiles et ambiguës ?
Le prix du silence et de la trahison
L’un des thèmes centraux du roman est la corruption des idéaux révolutionnaires. Miloud Sabri, autrefois combattant pour la liberté, est devenu un homme de pouvoir corrompu, utilisant son influence pour s’enrichir et manipuler. Cette déchéance symbolise celle d’une génération qui a sacrifié ses rêves sur l’autel du pouvoir. Amara Lakhous montre comment les idéaux les plus nobles peuvent être pervertis par l’ambition et la cupidité, et comment les héros d’hier peuvent devenir les bourreaux d’aujourd’hui.
Le roman explore également les compromissions du pouvoir post-indépendance. Les anciens combattants, une fois au pouvoir, ont reproduit les structures d’oppression qu’ils avaient combattues. Le romancier dépeint une Algérie où la corruption est systémique, où les anciens héros sont devenus des prédateurs, et où les promesses de la révolution ont été trahies. Cette charge contre le pouvoir nous rappelle une vérité implacable : les libertés conquises dans le sang peuvent se dissoudre dans l’encre des compromissions.
Enfin, La Fertilité du mal aborde la question de la réconciliation avec le passé. Les personnages sont tous marqués par des traumatismes qu’ils ne parviennent pas à surmonter. Dans le corps meurtri et l’âme trahie d’Abbas Badi se lit l’histoire d’une page qu’on ne peut refermer. Sa soif de vengeance fait écho à ces blessures qui, des décennies plus tard, refusent encore de cicatriser, comme si le temps lui-même butait sur l’impossible pardon. Amara Lakhous suggère que, sans une véritable confrontation avec l’histoire, l’Algérie ne pourra pas avancer.
La Fertilité du mal est une méditation profonde sur les héritages toxiques de l’histoire, les trahisons intimes et politiques, et la difficulté de construire un avenir sur les ruines du passé. Amara Lakhous réussit le tour de force de mêler intrigue captivante et réflexion philosophique, tout en offrant une critique acerbe de la société algérienne contemporaine. À travers les personnages de Miloud Sabri, Zahra Mesbah, Idris Talbi et Karim Soltani, il explore les multiples facettes d’une nation encore en quête de réconciliation. Ce roman est une invitation à réfléchir sur les conséquences du mal, non seulement pour ceux qui le commettent, mais aussi pour ceux qui en héritent. Dans un monde où les fantômes du passé continuent de hanter le présent, La Fertilité du mal nous rappelle que la vérité, aussi douloureuse soit-elle, est un passage obligé pour espérer un avenir meilleur.
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