Karine Giebel, Et chaque fois, mourir un peu tome II, Trauma(s), Récamier noir, 10/10/2024, 768 pages, 24€.
À la fin de Et chaque fois, mourir un peu, en compagnie de Paul, Jawad et Gul (respectivement chirurgien et médecin urgentistes, Guide / interprète), Grégory (infirmier) part, le 30 octobre 2010, pour une mission « dans un hôpital de la province afghane de Ghazni où les humanitaires sont en difficulté face à un afflux de patients gravement blessés ». Le Comité International de la Croix Rouge (CICR) a prévenu qu’il s’agissait d’un voyage dangereux. Et, effectivement, leur Land Cruiser est brutalement stoppé par des Talibans.
Trauma(s) s’ouvre sur la captivité des quatre hommes, désormais otages. Au fil d’un compte à rebours macabre filmé et diffusé sur différents médias de la planète, Gul et Jawad sont sauvagement assassinés comme traîtres. Travaillant tous deux pour le CICR, le sort de Grégory et celui de Paul dépendent de la libération de prisonniers Talibans.
Puis, alors que Grégory est parvenu à s’échapper et à regagner la France le 2 février 201, le roman nous confronte à l’internement de celui-ci, du 11 décembre 2011 au 14 mars 2023, dans une Unité pour Malades Difficiles (UMD).
En explorant le dramatique itinéraire de Grégory, Karine Giebel nous constitue en lecteurs et lectrices incapables de se détacher d’un texte fleuve qui, pour l’essentiel, s’avère être une épreuve. Les moments de respiration que le roman nous ménage sont d’autant plus attendus : entre autres exemples, la commune humanité qui trouve à s’exprimer dans l’enfer taliban ou dans l’univers de l’enfermement psychiatrique ou encore, forgée en travaillant pour le CICR, l’amitié indéfectible qui lie Grégory et Paul.
Quand lire est une épreuve qui happe
Qu’elles soient consacrées à la captivité de Grégory sous l’autorité implacable d’un chef taliban, vénéré par ses hommes, ou à son long enfermement dans une UMD sur la demande d’une juge, les pages de Trauma(s) nous placent au cœur d’un jeu de balancier entre noirceur et lumière, qui donne le ton et le rythme à la succession des moments de découragement et d’espoir qui scandent le parcours de l’humanitaire.
Ainsi, notre lecture est percutée de plein fouet par les violences physiques et psychiques qui, alors qu’il est otage en Afghanistan, provoquent l’abattement de Grégory : bien sûr, quand épisodiquement, il est filmé à genoux, une arme sur la tempe ou un couteau sous la gorge ; mais aussi, dans l’ombre de sa geôle, en raison de son corps entravé par des cordes et des chaînes, du manque d’hygiène, de la nourriture insipide et insuffisante… À l’UMD, elle l’est par la vision de Grégory sanglé sur son lit et calmé par des médicaments durant des jours, suite à son agressivité envers les autres et lui-même provoquée par un syndrome post-traumatique dont il ne parvient pas à guérir et qui suscite l’incompréhension et l’agacement de certains soignants. Jusqu’à envisager en vain d’interrompre notre lecture, nous assistons impuissants à l’énergie à survivre malgré tout qui alors quitte Grégory.
Puis, avec soulagement, nous pouvons lire que, malgré la privation de liberté, Grégory réussit aussi à espérer. Notamment, quand il s’efforce de ne pas perdre le fil du temps qui s’écoule (avec un caillou aiguisé, chaque jour qui passe est gravé d’un petit trait sur le mur de sa prison) ou qu’il se réjouit des blagues un peu bêtes de Paul ; quand chacun des quatre otages, avec son tempérament et ses mots, se souvient du ratage de sa première expérience sexuelle ou se délecte à décliner les recettes de ses plats préférés. Ou encore quand, à l’UMD, en faisant de la musculation dans sa chambre et en courant dans la petite cour entourée de hauts murs, Grégory trouve la force de ne pas laisser son corps lui échapper, de garder un peu de dignité. Les pages de Trauma(s) sont alors des petits moments de grâce qui redonnent incontestablement de l’allant à notre lecture.
Quand on découvre un peu de commune humanité là où on ne l’attend pas
Alors que Gul et Jawad ont été tués et que Paul a été transféré dans un autre lieu de détention jusqu’à sa libération, désormais seul et malgré la menace de mort qui pèse sur lui, Grégory a le souci d’entrer en relation avec ceux de ses geôliers chez lesquels il perçoit le maintien d’une disposition à l’empathie. Constatant que le jeune Abad à une blessure infectée à la jambe, Grégory fait savoir, qu’à la condition qu’on lui apporte sa trousse de secours, il peut la nettoyer et la recoudre. Après avoir d’abord décliné la proposition conformément à la règle de non-relation avec l’ennemi, Abad accepte d’être soigné, soulagé de ne pas prendre le risque « de perdre sa jambe ». Cette interaction fondée sur le soin apporté par le prisonnier à son geôlier modifie le comportement de ce dernier vers davantage de souplesse.
Grégory va également pouvoir échanger avec Sabra, la femme qui le réconforte alors qu’il émerge péniblement « d’un coma délirant » provoqué par les coups de Mohammad, le chef Taliban qui n’a pas supporté qu’on ose lui demander des comptes sur le transfert et le sort de Paul. Si Grégory se laisse aller à l’abandon que sa guérison réclame, c’est parce qu’« heureusement, il y a cette présence, cette main douce et chaude qui caresse son visage ». Et, en retour, sentant que Grégory peut la comprendre, Sabra va s’autoriser à lui confier son terrible destin de femme afghane.
Le syndrome post-traumatique dont souffre Grégory est notamment nourri par la culpabilité d’avoir conduit à la mort Abad et Sabra, celui et celle qui, au nom d’une commune humanité des plus risquées, ont facilité son évasion. Cette culpabilité qui le dévore et le détruit s’apaise parfois grâce à l’accompagnement de soignants de l’UMD dont la surveillance ferme se double d’une attention et d’une sensibilité admiratives vis-à-vis du parcours exemplaire d’humanitaire de Grégory. Ainsi, Manuel est toujours à ses côtés pour l’aider à se déprendre de l’effroi des longues périodes d’effondrement durant lesquelles il est impérativement sanglé et lourdement médicamenté.
Quand le travail et l’amitié vont de pair
Au fondement de l’amitié profonde qui unit Paul le chirurgien et Grégory l’infirmier, il y a bien sûr la complémentarité de leurs compétences professionnelles, mises en œuvre dans des situations d’extrême urgence pour tenter de sauver un maximum de vies avec le moins de séquelles physiques possibles. Il y a aussi l’alchimie s’avérant très efficiente entre deux subjectivités contrastées : celle pragmatique de Paul qui, grâce à l’humour et le sens de l’autodérision, permet le recul nécessaire à l’acceptation des faits, aussi intolérables soient-ils ; celle tourmentée et passionnée de Grégory l’inclinant, souvent et plus que de raison, à des émotions qui l’empêchent d’admettre les inévitables limites du travail des humanitaires. Et, si Grégory tend à encourager Paul à penser la dimension sublime de celui-ci, Paul est toujours à ses côtés pour l’aider à en supporter les échecs.
Au fil de l’interminable enfermement de Grégory dans une UMD, l’amitié de Paul ne faillira pas. Il lui rend visite régulièrement, non seulement pour le soutenir moralement, mais également pour l’informer des avancées et des blocages de la procédure qu’il a initiée et qu’il suit au plus près dans la perspective de sa future sortie. Avec patience et obstination, Paul accompagne son ami tout au long du difficile parcours vers le rétablissement de la mémoire des événements dramatiques qu’il a refoulé.
Enfin, en suscitant, notre vif intérêt pour le combat long et incertain que l’infirmier humanitaire mène pour, cette fois, sauver sa propre vie et, peut-être aussi, le métier d’humanitaire qui lui donne largement son sens, Karine Giebel nous conduit à avoir une réflexion sur la manière dont la singularité irréductible de la personnalité d’un individu, participe, autant que sa formation et ses compétences socialement identifiables et homologables, à l’activité professionnelle ou bénévole qu’il exerce. Notamment, dans le prolongement de Et chaque fois, mourir un peu, Trauma(s) montre combien, en interaction positive, la singularité de Grégory et celle de Paul contribuent au respect comme à l’amélioration des règles de l’art propres au travail humanitaire.
Chroniqueuse : Éliane Le Dantec
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