La mémoire, l’oubli et le rappel à l’ordre. Le roman de Rivka Nadel questionne la figure de ce Janus aux trois visages auquel, chacun d’entre nous, au moins une fois dans sa vie, immanquablement, fait face. Pour la narratrice, double de l’écrivaine, la rencontre a lieu dès son entrée en première littéraire au lycée Henry-IV. Parcourant son nouveau territoire de Jeu, le Quartier Latin, elle fait une pause devant la bibliothèque Sainte Geneviève, lève les yeux vers la façade pour y découvrir, étonnée, une liste de noms de personnages illustres, sorte de « grand hiéroglyphe national de l’État » ; plus étonnée encore, ou « alertée », « rappelée », en constatant que cette liste qui suit une chronologie longue de trois mille ans commence par le nom de Moïse. La mère qui a fait la démarche de solliciter pour sa fille une inscription dans le prestigieux établissement, n’imagine pas qu’elle vient de réveiller chez elle la puissance mémorielle du cœur.
La voici devant la porte de son nouveau lycée « comme saint Georges devant le dragon ». Sa trajectoire qui ira d’une première littéraire jusqu’à la khâgne redoublée puis abandonnée, est décrite précisément comme une « traversée » dont l’auteure nous ouvre toute la formidable résonance. Comment rester dans les périphéries de ce que l’on est, comment ne pas reconnaître son chemin sitôt qu’on l’a foulé, une seule fois, comment échapper à son histoire, peut-être à son destin ? « Traverser » ici, c’est franchir l’écran d’un miroir mensonger pour affronter une image plus « conforme » de soi-même et traverser encore et encore jusqu’à un jour se rencontrer. Cette mère qui a rêvé pour sa fille de ce lieu d’excellence républicaine, participe à son insu à une manière de réajustement de planètes qui implique et impacte tout une lignée : « Sait-elle que le sang de son placenta a déposé, dans mon cœur en germe, l’angoisse, aussi indéfinie qu’infinie, de la « disparition » ? J’ai été créée avec la matière organique de disparus. Disparu, son père à Auschwitz, disparue toute la famille de Pologne dans la misère et la famine des ghettos, dans les fosses de la Shoah par balles ou dans les chambres à gaz. Seules deux petites décennies séparent ma naissance de l’Innommable. »
La mère l’a conduit jusqu’à Henri-IV et la khâgne, mais c’est cette mémoire qui bat à nouveau comme un cœur soudain ressuscité qui prend désormais les commandes de son existence. La « traversée » est à présent celle du saumon aimanté par son origine qui retrouverait sur sa route les indices comme le Poucet les miettes laissées par lui dans un temps que la conscience ne peut atteindre. Des indices et des personnes rencontrées, croisées, qui guident l’effort essentiel de revenir à soi, des personnes qui dessinent bientôt les contours d’une communauté, peut-être d’une famille dont l’épicentre est celui qu’elle appelle « l’étudiant talmudique » et avec lequel elle se marie.
L’arrivée d’un premier enfant dans la deuxième partie du livre inaugure une autre « traversée » magnifiquement rapportée. « À ce changement de rythme qu’impose la naissance, s’ajoute celui si particulier de la vie juive. La temporalité se dédouble et c’est comme si je devais passer du clavier du piano à celui, à double étage, du clavecin. (…) Très vite, je ne joue plus du clavecin, mais de l’orgue : double clavier, manettes et pédalier doivent être harmonisés pour faire chanter une trentaine de tuyaux visibles et, dissimulés dans le ventre de l’instrument, un millier d’invisibles. »
Le temps qu’elle dédie à la mise au monde et à l’éducation de ses sept enfants est aussi celui où la narratrice nous confie avoir « écrit dans sa poche ». La formule est prodigieuse et on ne sait comment la déplier sans risquer de mettre à jour ce que la poche précisément et jalousement protégeait. En 2022, un premier roman est lui aussi venu au jour. Immanquablement la mémoire de l’auteure retrouve la liste des noms illustres sur la façade de la bibliothèque Sainte Geneviève vers laquelle ses jeunes yeux s’étaient levés. Premier d’entre eux, celui de Moïse écrivant le Pentateuque sous la dictée de Dieu – Moïse deuxième écrivain de l’histoire.
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