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Barbara Frandino, Tu l’as bien mérité, Les Argonautes éditeur, 07/04/2023, 1 vol. (217 p.), 19€.

D’une facture très contemporaine, le roman de Barbara Frandino dissèque frontalement le processus de descente aux enfers d’un couple. Alors qu’Antonio considère que Claudia – la narratrice – doit tout naturellement lui pardonner une infidélité, Claudia, quant à elle, veut qu’Antonio lui demande pardon de l’avoir trahie. Cette dissymétrie très profonde de leurs attentes respectives donne une force et une vérité à ce récit sans concessions de la renaissance d’une femme.

Antonio ou l’infidélité sans conséquences

Célèbre présentateur de la télévision italienne, Antonio attire l’attention de tous et toutes en tous lieux, notamment dans les soirées qu’il honore de sa présence, « tout le monde l’entoure au cas où il livrerait une information décisive ». Lors d’une fête, Claudia perçoit qu’il se comporte d’une manière particulière avec l’une des personnes qui le courtisent ; elle comprend qu’une relation amoureuse les unit et que son couple ne s’en remettra pas. Un peu avant l’accident, presque désinvolte, Antonio informe Claudia qu’Anna a un enfant dont il est le père mais que cela ne remet pas en cause leur mariage : « je t’ai épousé. Je n’ai pas l’intention de changer de vie ». D’ailleurs, sûr de lui comme à son habitude, aussitôt l’annonce faite, il n’hésite pas à proposer l’achat d’une nouvelle cuisine, pensant que cela lui suffirait ! … Il n’imagine pas une seconde que Claudia « n’en voulait pas de cette cuisine à la con ; que ce qu’elle voulait c’est qu’il lui demande pardon ».
Quand il tombe de l’échelle en haut de laquelle il est juché pour vérifier l’état du grenadier de leur jardin, que Claudia ressente son infidélité comme une trahison ne l’a pas effleuré, que cette trahison l’ait immanquablement conduite à tarder un peu pour appeler les secours est une éventualité à écarter. En revanche, ce dont Antonio est convaincu, c’est que sa longue hospitalisation va forcément amener Claudia à lui accorder son pardon. Il est d’autant plus conforté dans sa conviction, que tout leur entourage la partage. Notamment, Lucia – la sœur de Claudia – souligne : « Antonio vient de déguster. Tu ne peux pas partir maintenant » ; et, quand elle apprend que Claudia a couché avec le Docteur Martini, le cardiologue qui soigne Antonio, elle déclare : « vous faites une belle paire de chacals tous les deux ! »
Sans se questionner, Antonio a intégré qu’au fil du temps, dans un couple, la perception de l’autre se transforme inévitablement, faisant émerger des petits désagréments sans répercussions majeures ; ainsi, un défaut qu’au départ l’on associait amoureusement à quelque chose de « farfelu » peut ensuite renvoyer, non sans en ressentir de l’irritation, à un comportement « maniaque » (par exemple, les listes établies sur n’importe quoi, déposées n’importe où par Claudia). Ce constat d’évidence, articulé à la possibilité de l’infidélité comme moment de respiration, conduit Antonio à retenir qu’il n’a rien à se reprocher et, en conséquence, à affirmer à Claudia : « tu n’y mets vraiment pas du tien ! »
Antonio n’a pas cessé d’aimer Claudia mais, assurément, il l’aime différemment. Et suivant cette logique, il lui propose de rencontrer Anna et l’enfant dans un café. À l’issue de la première rencontre, il les raccompagne seul à la gare, informant ainsi son épouse que le territoire de sa vie ne se réduit pas à celui de leur couple, que le mieux est donc qu’elle s’y fasse.

Claudia ou la trahison qui ravage tout

Quand Antonio la met au courant pour Anna et l’enfant, Claudia pressent que désormais, pour elle, rien ne sera plus comme avant. Bien que dévastée par la perte de la certitude que lui procurait le couple qu’elle formait avec Antonio, bien que se sentant désormais « inhabitée », et même si c’est d’abord presque à regret, Claudia ne s’investit pas moins dans un difficile et long processus qui la conduit à ne plus aborder son existence uniquement en termes de « nous » ; elle entrevoit qu’elle va devoir le faire aussi en tant que « je ».
Alors qu’elle fréquente une spécialiste du développement personnel qui a fait appel à ses services pour l’aider à écrire un livre sur « les couples qui fonctionnent mal », Claudia est amenée à se dire qu’elle doit cesser, contrairement à ce que lui a transmis sa mère, de penser que pour qu’un couple dure il faut, quand on est une femme, savoir « se satisfaire de ce que l’on a » et, le cas échéant, « fermer les yeux ». Lorsque qu’Antonio rentre à la maison après l’accident, Claudia s’autorise aussi à le voir autrement qu’idéalisé, non exempt de failles et de faiblesses : « Antonio dort. Elle a devant les yeux une version en noir et blanc de l’homme qu’elle aimait. Désormais, il ressemble à son père, un homme taciturne. Une ride est apparue entre les sourcils d’Antonio comme l’empreinte d’un souci ou d’un malheur ». Dès lors, elle prend conscience qu’elle ne peut plus continuer à le considérer comme indubitablement nécessaire à son existence ; toujours douloureusement étonnée tout en étant déjà délestée d’un carcan, elle découvre qu’il lui devient étranger. Claudia se laisse même aller à la méchanceté. Notamment, alors qu’elle a volontairement laissé le fauteuil préféré d’Antonio dans le jardin, elle prend plaisir à l’apercevoir « assis [dans celui-ci], sous la pluie, la tête dans les mains ». Cette vision d’Antonio s’abandonnant, ne se sachant pas observé, à une fragilité que sa notoriété lui interdit, confirme Claudia dans l’idée que pendant toutes ces années de mariage elle n’a été rien d’autre que la femme effacée d’un homme célèbre. D’ailleurs, le très risqué et notoirement immoral « tu l’as bien mérité » chuchoté à l’oreille d’Antonio juste avant d’appeler les secours s’avère aussi être un point d’inflexion irrépressiblement salvateur dans l’existence de Claudia, L’inflexion n’allant bien sûr pas de soi, celle-ci ne manque pas d’être confrontée à des situations grotesques : ainsi en tant que femme d’un journaliste très connu qui a eu un grave accident, elle doit supporter qu’ »on lui parle tout bas comme si elle avait un cancer ; qu’on acquiesce à tout ce qu’elle dit, même quand elle dit n’importe quoi » ; mais, elle hésite aussi de moins en moins souvent à exprimer ce qu’elle pense : au restaurant, « pointant sa fourchette en direction du nez de Giulia » (une amie du couple qu’elle forme avec Antonio), Claudia dit : « les hommes sont comme ça, tu sais ? Ils ont besoin de se persuader de ton peu de valeur pour croire que le mal qu’ils te font est négligeable ». Si l’inflexion qui s’est amorcée bute encore sur son « corps qui ne bouge pas », la tête de Claudia « n’arrête pas de [lui] dire de partir ».

Tu l’as bien mérité interroge avec justesse les fondements patriarcaux d’un couple au moment où il est en train d’exploser. Pour exister enfin en tant que personne avec son quant à soi, Claudia doit accepter de regarder en face toutes ces années de mariage où elle n’a été, aux yeux des autres mais aussi des siens propres, que la femme d’Antonio, s’en accommodant sans s’en plaindre. Désormais, elle est notamment en mesure de se dire « qu’elle n’en peut plus qu’on fasse des choses pour elle sans lui avoir demandé », que l’on ne doit plus penser à sa place.

Chroniqueuse : Éliane Le Dantec

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