Eshkol Nevo, Turbulences, traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche, Gallimard, 01/02/2024, 1 vol. (328 p.), 24,50€
Eshkol Nevo, né en 1971, compte parmi les figures majeures de la littérature israélienne contemporaine. Traduite dans le monde entier, son œuvre met en scène des individus issus des différentes couches de la société de son pays, dont les destins se croisent et se mêlent. Son roman Trois Étages, adapté au cinéma en 2021 par Nanni Moretti était emblématique de cette esthétique empreinte de sociologie, mettant en scène les relations conflictuelles des occupants d’un même immeuble. Son nouveau roman Turbulences, s’inscrit dans cette lignée en juxtaposant trois histoires apparemment distinctes mais qui dans leurs thématiques dialoguent en réalité subtilement les unes avec les autres.
Sur la route de la mort
La première de ces histoires se présente comme une confession à la première personne d’un homme en marge de son procès. « À en croire mon avocat, même si nous décidons de mentir devant le tribunal, il faut que nous nous mettions d’accord tous les deux sur la vérité. Et donc, le mieux serait que je décrive les événements par moi-même, exactement comme ils se sont déroulés. » Singulière entrée en matière qui, comme dans les romans mémoires du XVIIIe siècle jette d’emblée le soupçon par l’aveu même d’une vérité objective auto-professée. Omri, âgé de trente-neuf, vient de se séparer de son épouse. Pour se changer les idées, il entreprend un voyage en solitaire en Bolivie, un séjour post-divorce comme on a l’habitude en Israël d’effecteur des voyages post-mobilisation. À La Paz, il tombe sur un couple de compatriotes, Mor et Ronen, qui pour leur lune de miel ont décidé de découvrir l’Amérique du Sud à vélo. Alors qu’ils savourent une glace en discutant de leurs itinéraires respectifs, quelque chose frappe le narrateur dans l’attitude de la jeune femme : « Quelque chose de téméraire, à la limite du désespoir, mais sans résignation. Quelque chose… d’affamé. C’est le mot que je cherchais. Son regard était affamé. Affamé de quoi au juste ? Je n’en avais alors aucune idée ». Le soir même, à la plus grande surprise d’Omri, Mor se présente seule à l’auberge où il loge. Ils discutent longuement, la conversation virant très vite sur des sujets de plus en intimes quand tout à coup la jeune femme l’embrasse, avant de quitter tout aussi précipitamment la chambre. Le flirt n’ira pas plus loin. De retour en Israël, quelques jours plus tard, le narrateur apprend dans le journal que Ronen, le mari de Mor a péri dans un accident sur la route de la mort en Bolivie. Son vélo aurait dérapé et glissé dans un précipice… Un peu ébranlé, Omri décide de se rendre en Galilée pour les shiva, les sept jours de deuils, organisés à la mémoire du défunt dans la maison familiale. Il espère surtout revoir la jeune veuve qui, lorsqu’il lui présente ses condoléances, lui glisse discrètement un papier dans la paume pour lui fixer rendez-vous. Le jour même, l’idylle esquissée à l’autre bout du monde, va connaître un nouveau départ avec en arrière-plan cette question lancinante : et si la mort de Ronen n’était pas un simple accident ?
Apprendre à se (re)connaître
Les deux autres nouvelles qui constituent le triptyque de Turbulences, sont-elles aussi des confessions qui montrent comment l’amour, ou du moins une attirance sexuelle, peut du jour au lendemain bouleverser le cours d’une existence ordinaire. Dans « Histoire de famille », c’est un médecin sexagénaire de Tel-Aviv qui retrace la troublante fascination qu’il s’est mis à éprouver pour une jeune interne de son service, jusqu’à être suspecté de harcèlement sexuel. La dernière nouvelle – « Un homme pénètre dans un verger » – est la plus singulière et sans doute la plus troublante de l’ouvrage. Histoire d’un couple marié dont l’homme se volatilise à l’occasion d’une balade hebdomadaire… Pour comprendre ce qui s’est passé, son épouse réexamine alors les contours d’une vie apparemment banale, en quête d’indices qui auraient pu lui échapper.
Les trois nouvelles d’Eshkol Nevo séduisent par la richesse de leur analyse psychologique et par leur dispositif narratif bien huilé, empruntant aux codes du thriller, qui entraîne le lecteur vers les zones les plus troubles de l’âme humaine.
Chroniqueur : Jean-Philippe Guirado
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