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Umberto Eco, Reconnaître le fascisme, Grasset, 17 janvier 2024, 96 pages, 7,90€.

Le 25 avril 1995, à une époque où l’extrême droite semblait avoir enfin disparu du paysage politique européen, Umberto Eco, universitaire et romancier italien né sous le régime de Mussolini, prononçait un discours à l’Université de Columbia à New York, où il avait enseigné à la fin des années 1970 et au début des années 1980. L’auteur du Nom de la Rose mettait en garde les jeunes étudiants sur les possibles résurgences du fascisme à l’avenir, soulignant “qu’on peut jouer au fascisme de mille façons, sans que jamais le nom du jeu change.”

Près de trente ans plus tard, en France, une crise politique sans précédent se déroule. Suite aux résultats des élections européennes du 9 juin dernier, qui ont vu le triomphe de Jordan Bardella, président du Rassemblement National, le président Macron a dissous l’Assemblée Nationale. Désormais, le 7 juillet prochain, le jeune politique de 28 ans, à peine le baccalauréat en poche et sans grande expérience professionnelle si ce n’est les quelques semaines passées au sein de l’entreprise de son père, pourrait emménager à Matignon. Depuis 1945, jamais l’extrême droite ne s’était retrouvée si proche du pouvoir en France. Les Français ont-ils oublié leur histoire, notamment le fait que ce sont des Français, partisans des idées d’extrême droite, qui ont organisé la rafle du Vel d’Hiv ? Assiste-t-on à une “banalisation du mal” des idéologies d’extrême droite ? Ou le Rassemblement National a-t-il véritablement rompu avec son passé controversé ?

Fondé en 1972 par Jean-Marie Le Pen, ancien poujadiste et tortionnaire en Algérie, le Front National se présentait initialement comme un parti défendant les intérêts des Français face à une immigration croissante. Une défense assurée par ses fondateurs, parmi lesquels figuraient les anciens membres de la Waffen-SS Pierre Bousquet et Léon Gaultier, mais également l’ancien membre de l’OAS Roger Holeindre, qui sera à ce titre emprisonné pendant plusieurs années. Dans une volonté de s’éloigner de cette image radicale, Marine Le Pen, qui a dirigé le parti de 2011 à 2021, a mené une politique de “dédiabolisation”. En 2018, le Front National a été rebaptisé “Rassemblement National”, une initiative visant à modérer son image, et la dynastie Le Pen a laissé place à l’avènement du règne de Jordan Bardella. Aujourd’hui, les partisans du RN affirment que le parti n’a plus rien à voir avec ses origines controversées, certains allant jusqu’à réfuter son appartenance à l’extrême droite

Alors, la dédiabolisation du RN démontre-t-elle un véritable tournant dans l’histoire du parti ? Ou au contraire, le RN demeure-t-il fasciste comme l’affirment ses opposants ? Le “rebranding” du parti suffit-il à masquer ses convictions profondément ancrées, caractéristiques des idéologies qui ont marqué l’Europe du XXe siècle ? Pour répondre à cette question, il convient de se référer aux propos d’Umberto Eco. L’auteur écrit que l’Ur-fascisme, qu’il définit comme l’essence même du fascisme : “est susceptible de revenir sous les apparences les plus innocentes“. Il souligne que “ce serait tellement plus confortable si quelqu’un s’avançait sur la scène du monde pour dire : «Je veux rouvrir Auschwitz, je veux que les chemises noires reviennent parader dans les rues italiennes !» Hélas, la vie n’est pas aussi simple”. En effet, bien que l’on puisse s’attendre à ce que Jean-Marie Le Pen énonce de telles paroles, lui qui avait dit de Patrick Bruel, chanteur d’origine juive, qu’ “on [en] fera une fournée la prochaine fois“, les intentions du RN ne sont pas aussi claires.

Toutefois, l’universitaire soutient qu’un mouvement fasciste n’a pas besoin de reproduire fidèlement le modèle mussolinien ou hitlérien pour être qualifié comme tel. Bien que le Rassemblement National (RN) de Jordan Bardella présente des tendances extrémistes, intolérantes et racistes, il n’a pas encore atteint le stade de créer une milice paramilitaire ou de marcher sur Paris à l’instar de Mussolini sur Rome. Cette différence ne l’exempte pourtant pas d’être considéré comme fasciste. Dans son discours de Columbia, Umberto Eco théorise l’évolution de mouvements fascistes dérivant d’un fascisme originel en décrivant quatre groupes politiques successifs, chacun partageant certaines caractéristiques avec ses prédécesseurs immédiats, mais s’éloignant progressivement du modèle initial : 123 : ABC / 2 : BCD / 3 : CDE / 4 : DEF

Eco explique alors : “Supposons qu’il existe une série de groupes politiques. Le groupe 1 est caractérisé par les aspects ABC, le groupe 2 par BCD, et ainsi de suite. 2 est semblable à 1 tant qu’ils ont deux aspects en commun. 3 est semblable à 2 et 4 est semblable à 3 pour la même raison. Notons que 3 est aussi semblable à 1 (ils ont en commun l’aspect c). Le cas le plus curieux, c’est 4, évidemment semblable à 3 et 2, mais sans aucune caractéristique commune avec 1. Toutefois, en raison de la série ininterrompue de similarités décroissantes entre 1 et 4, il subsiste, par une sorte de transivité illusoire, un air de famille entre 4 et 1.” Ainsi, le RN n’a pas besoin de partager directement les caractéristiques du fascisme mussolinien pour être qualifié de fasciste. Il lui suffit de s’inscrire dans une tradition politique d’extrême droite qui découle, même de loin, des idéaux adoptés par le Duce. Ces caractéristiques, l’universitaire en identifie dix : le culte de la tradition, le refus du modernisme, l’action pour l’action, la peur de la différence, le rejet de l’esprit critique, l’appel aux classes moyennes frustrées, le sentiment nationaliste, le culte de la “simplicité” et le rejet de la richesse ostentatoire, la croyance en la nécessité de se battre pour survivre et exister, et l’élitisme populaire.

Le programme du Rassemblement National (RN) reflète manifestement le culte de la tradition, comme en témoignent l’opposition fréquente du parti et de ses militants à la légalisation du mariage pour tous, leur appréhension d’une supposée propagande LGBTQ+, et leur promotion d’une France blanche et catholique. Une attitude qui illustre également la peur de la différence que le RN encourage et entretient activement. En effet, dans une interview accordée à BFMTV en juin 2023, Jordan Bardella, président du RN, a exprimé son souhait d’”interdire de l’espace publique des revendications telles que le hijab qui sont une manifestation d’une idéologie qui a déclaré la guerre à la France”, remarquant quelques secondes plus tard “que la femme française est libre”, laissant entendre qu’une femme véritablement libre ne saurait choisir de porter le hijab. Il est toutefois pertinent de noter que, malgré son positionnement en tant que défenseur de la femme française libre, M. Bardella a voté contre une résolution visant à lutter contre le harcèlement sexuel au sein du Parlement européen. De plus, il s’est abstenu lors du vote d’une résolution destinée à combattre les écarts de rémunération entre hommes et femmes, préférant la préservation d’une France et d’une Europe traditionnelles où les droits des femmes sont bafoués et leur sécurité remise en question… Le président du RN a ensuite conclu son interview sur BFMTV en affirmant que “l’islamisme ne pousse pas dans les prairies normandes”, insinuant par extension que l’Islam n’est pas français. On pourrait lui rappeler que Jésus, ce Juif palestinien considéré par certains comme un dangereux zélote, n’était pas non plus originaire d’Auvergne, et que le christianisme n’a rien d’intrinsèquement français. L’appel aux classes moyennes frustrées constitue une autre stratégie du RN. Malgré un programme économique contestable et un apparent désintérêt pour les classes populaires et moyennes – comme en témoignent le vote du RN contre l’augmentation du SMIC en 2022 à l’Assemblée nationale et son opposition à l’obligation pour les États d’accorder une aide aux agriculteurs désavantagés par les normes environnementales au Parlement européen – le parti attire cette tranche de la population française en réorientant le discours et en imputant tous les problèmes économiques et sécuritaires à l’immigration. Finalement, la croyance en la nécessité de se battre pour survivre est au cœur de l’idéologie du RN. Nourri par les théories du “grand remplacement” et une peur chronique de l’immigration – particulièrement lorsqu’elle concerne des individus musulmans à la peau brune ou noire – le RN prétend que le Français “franchouillard”, incarné par des figures telles qu’Obélix (un personnage créé par des auteurs belges) ou Louis de Funès (fils d’immigrés espagnols), est menacé d’extinction.

L’ensemble de ces éléments – et l’on pourrait établir d’autres parallèles avec la liste d’Umberto Eco, bien que cela nécessiterait un ouvrage entier – semble justifier l’usage du terme “fasciste” pour qualifier le Rassemblement National et son président, Jordan Bardella. Umberto Eco, du moins, aurait été de cet avis. Il ne fait aucun doute que l’intellectuel aurait été scandalisé de la montée du fascisme en Europe, et en particulier dans son Italie natale, lui qui n’a compris la signification du mot “liberté” qu’à ses 13 ans, lors de la libération de sa patrie en 1945.

En se nourrissant de la peur, en jouant sur les amalgames, et en semant la discorde au sein de la population française sur des critères de foi ou de couleur de peau, le RN et l’extrême droite dans son ensemble constituent la plus grave menace pour notre nation. La France, pays forgé par l’immigration, ne saurait exister sans sa diversité. Les mosquées ont autant leur place aux côtés des cathédrales, et nos concitoyens musulmans incarnent les valeurs de notre République au même titre que les chrétiens, les juifs, les bouddhistes ou les athées. Le fascisme frappe à la porte du pouvoir, et les figures historiques que le RN et ses alliés s’approprient effrontément – Jean Moulin, le Général de Gaulle (honteusement revendiqué par Éric Ciotti qui ose se dire républicain), ou encore Missak Manouchian (dont Marine Le Pen a eu l’audace d’assister à la panthéonisation) – doivent se retourner dans leurs tombes. Ces héros, dont certains ont payé de leur vie leur combat contre les idéaux fascistes, voient aujourd’hui leurs noms utilisés comme caution morale par ceux-là mêmes qui perpétuent ces idéologies. La banalisation du mal qui gangrène notre société doit soulever notre indignation. Aucune concession ne saurait être accordée à ce fascisme qui, malgré son changement de nom, reste fidèle à ses idées. Le RN ne sauvera pas la France, pas plus que Mussolini n’a sauvé l’Italie, mais l’a au contraire enchaînée. Il est temps de crier honte à ce fascisme rampant et à ses militants, qui ne méritent pas de porter le nom de “français”. La vision étriquée et haineuse qu’ils ont de leur propre pays et de leurs concitoyens est une insulte à notre histoire et à nos valeurs républicaines.

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Chroniqueuse : Eliane Bedu

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