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Géraldine Jeffroy, Un chagrin de trop : Max Jacob et Picasso, Diabase, 05/10/2023, 1 vol. (102 p.), 13€.

Dans Un chagrin de trop : Max Jacob et Picasso, Géraldine Jeffroy nous plonge avec un sens aigu de l’évocation dans la relation tumultueuse et passionnelle qui unit Max Jacob et Pablo Picasso dans la première moitié du XXe siècle. Campé en 1937 avec une surprenante mais bien réelle visite de Pablo Picasso à Max Jacob retiré à Saint-Benoît-sur-Loire, le récit explore avec finesse les liens complexes, faits d’admiration et de souffrance, qui soudent ces deux génies tourmentés, emblématiques de la modernité artistique. L’auteure sonde les tréfonds de cette amitié volcanique, des années de bohème montmartroises jusqu’à la mort tragique de Max Jacob à Drancy en 1944. « L’amitié et la création pour conjurer les chagrins de la vie« , telle pourrait être la devise de ce portrait croisé émouvant de deux monstres sacrés pris dans la tourmente de l’Histoire.

Une soirée à Saint-Benoît ou la mémoire ravivée d'une amitié volcanique

Le cœur du roman de Géraldine Jeffroy se déploie lors d’une soirée à Saint-Benoît-sur-Loire, où Max Jacob a trouvé refuge loin des tentations parisiennes. Comme il l’écrit à son ami Jean Cocteau, il a choisi cette retraite paisible pour « vivre avec ces paysans qui m’accueillent avec chaleur et bienveillance« , échappant ainsi à « la haine antisémite« , aux « trahisons » et à « l’indifférence des vieux amis« . C’est dans ce havre de paix que le poète cultive sa foi profonde et son art singulier, loin du « tourbillon mondain où tu t’étourdis encore ».

Mais un soir de janvier 1937, cette quiétude est soudain rompue par l’irruption de Pablo Picasso, accompagné de son fils Paulo et de sa nouvelle muse Dora Maar. Dès les premières minutes, le peintre se livre à son vieux complice sur ses déchirements intimes et artistiques. Lui, le génie tourmenté, confesse sa lassitude et ses doutes : « Ma vie aujourd’hui est un tel chantier… Je peins Dora bien sûr, aDorable Dora… Mais moi, moi je suis à la peine, comme jamais auparavant. » Les tourments amoureux se mêlent à la souffrance de l’exil, alors que l’Espagne sombre dans la guerre civile : « J’ai mal pour l’Espagne et la politique m’ennuie comme un mauvais spectacle. »
Mais la révélation la plus inattendue reste la nouvelle passion de Picasso pour l’écriture poétique. Lui qui manie le pinceau depuis toujours s’est découvert une plume, et cela « depuis toujours. Mais sérieusement depuis… deux ans« . Au cours du dîner, il partage avec fébrilité un fragment de son « journal poétique », ce « flot d’écriture automatique à la manière surréaliste, bric-à-brac d’images, de sensations, de fantasmes et de délires, un foisonnement verbal sans aucune ponctuation, très difficile à déchiffrer et qui ne permet aucune respiration« . En soumettant ces pages à Max Jacob, Picasso vient chercher l’assentiment de celui qu’il considère comme son « précepteur », son maître incontesté en poésie.

Cette lecture partagée fait remonter en Max Jacob les souvenirs éblouis de leur jeunesse montmartroise, au début du siècle. Une époque insouciante et flamboyante, où « le merveilleux c’était de vivre quand même, avec l’art, la gaieté, le vin et les drogues. Tout était bon pour oublier la misère, même ce qui n’était pas« . Mais elle ravive aussi la mémoire douloureuse des « déceptions et des humiliations » que le poète a essuyées au fil des années, lui que Picasso semble toujours finir par délaisser une fois le succès au rendez-vous.
Cette soirée impromptue devient ainsi le creuset des mille éclats d’une amitié romanesque et orageuse, qui a traversé les décennies et les épreuves. À la lueur vacillante des souvenirs, les deux hommes auscultent les blessures d’une relation faite d’admiration et d’incompréhension, de fidélité et de déchirement. Comme le résume Max Jacob avec clairvoyance, « il y eut pourtant une époque où je me demandais si l’on pouvait vivre sans un roman à écrire. Tout cela semble bien fini. » Désormais, seules les retrouvailles fortuites peuvent faire rejaillir la flamme de cette amitié volcanique, sans jamais la préserver de nouveaux séismes émotionnels.

À travers cette soirée à Saint-Benoît, qui concentre toute l’intensité de liens indéfectibles malgré les malentendus, Géraldine Jeffroy explore la complexité des attachements humains, surtout lorsqu’ils unissent deux créateurs tourmentés par leur art et leurs démons. La relation entre Max Jacob et Picasso apparaît ici comme un fil incandescent, sans cesse menacé par les brûlures de l’existence mais jamais rompu, un fil qui éclaire leurs destins croisés d’une lumière à la fois crue et fascinante.

Être un homme ou un un saint : deux voies irréconciliables

Au fil de cette soirée à Saint-Benoît, les divergences entre Max Jacob et Picasso se font de plus en plus criantes, comme si leurs destins s’étaient irrémédiablement éloignés depuis leurs années de bohème. Tout semble désormais opposer le mystique et le monstre sacré, comme deux faces inconciliables d’une même quête artistique et spirituelle.

D’un côté, Max Jacob a trouvé dans sa retraite un équilibre fait de renoncement et de ferveur. Son « existence bien réglée » est celle d’un homme qui a fait le choix radical de la foi, au prix d’une ascèse rigoureuse : « Du silence. De la discipline. » Le poète mène ainsi « une véritable vie de moine« , rythmée par les offices et la prière, loin des tentations du siècle. Son art lui-même semble irrigué par cette soif d’absolu mystique, comme en témoignent les « paysages bretons, les marines, les tableaux parisiens, les scènes de cirque, de théâtre, les portraits du Christ » qui ornent les murs de sa cellule monacale.

À l’opposé, Picasso incarne toujours la figure prométhéenne du créateur insatiable et tourmenté. Écartelé entre sa frénésie artistique et ses déchirements amoureux, le peintre confesse son épuisement face aux contradictions qui le minent : « Je suis lassé de la vie et ses difficultés, lassé des femmes surtout qui compliquent tout. » Mais cette lassitude n’est que l’envers d’une soif inextinguible de conquêtes et de liberté, comme le révèle son emportement : « Suis-je un homme ordinaire ? Pourquoi devrais-je choisir ? » Chez Picasso, la création semble indissociable d’une forme d’hubris, d’une démesure qui l’entraîne toujours plus loin dans l’exploration des limites.

L’apogée de cette tension entre deux voies divergentes survient lorsque Picasso demande abruptement à Max Jacob de rentrer avec lui à Paris. Pour le poète, cette proposition fait ressurgir le spectre de ses vieux démons, ceux de la tentation charnelle et des errances passées. Comme foudroyé par ce retour du refoulé, Max Jacob vacille un instant :

Max frissonne, il a les tempes moites, des sueurs froides lui descendent de la nuque aux reins. Il veut se dégager, il recule d'un pas mais Picasso se rapproche et serre davantage, là, aux cervicales…

Cette scène révèle avec une intensité poignante l’abîme qui s’est creusé entre le mystique et le révolté, entre celui qui a trouvé son salut dans le renoncement et celui qui brûle sa vie par les deux bouts. Mais elle dit aussi la force du lien qui continue, envers et contre tout, à unir ces deux êtres que la vie a éloignés. Car l’attachement demeure, par-delà les divergences et les incompréhensions. C’est ce que révèle la longue lettre que Max Jacob adresse à Picasso dans les jours suivants. Tout en prodiguant ses conseils de poète à celui qui se rêve en « magicien du verbe« , le moine de Saint-Benoît y laisse éclater la profondeur de ses sentiments :

Mon Cher Pablo, il m'aura fallu faire preuve de beaucoup de résilience pour ne pas te suivre à Paris. J'ai si souvent porté ton deuil, j'aurais eu l'impression de suivre un fantôme, ou bien Orphée, ce qui pour moi serait revenu au même.

À travers ces mots d’une infinie tendresse, Max Jacob avoue combien Picasso reste pour lui cet « autre vous-même« , cet alter ego indissociable de son destin d’homme et de créateur. Mais il y reconnaît aussi, avec une lucidité désenchantée, l’impossibilité de renouer le fil de cette amitié sans en subir à nouveau les brûlures.

L'esprit de Max Jacob et Picasso, magnifié par la liberté romanesque

Dans une langue ciselée et poétique qui restitue avec grâce l’esprit de l’époque, Géraldine Jeffroy dresse dans ce très beau livre le portrait émouvant de deux artistes pris dans les tourments de la création et de l’Histoire. Il convient toutefois de rappeler que Un chagrin de trop est avant tout une œuvre de fiction, qui se nourrit de la réalité historique sans pour autant s’y assujettir. C’est précisément la magie propre au roman que de s’affranchir de la rigueur factuelle pour mieux explorer les territoires intimes de l’âme et les méandres subtils des relations humaines. En cela, Géraldine Jeffroy ne trahit pas l’esprit de Max Jacob et de Picasso, mais en offre une lecture personnelle et vibrante, comme la transposition poétique de destins qui nous échappent toujours en partie. Car c’est dans la conscience aiguë de leur éloignement que Max Jacob et Picasso éprouvent paradoxalement la force inaltérable de leur lien. Une manière, peut-être, de transcender les chagrins, par la grâce obstinée de la nostalgie de leurs premières années montmartroises.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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