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Une tragédie individuelle et collective en deux actes et deux époques, dans la « Zone C » de Palestine sous contrôle israélien.
Nietzsche avait raison : « le Diable est dans les détails. »
Car c’est bien à un voyage dans les Enfers que nous mène Adania Shibli avec ce petit livre condensé, construit en deux actes de longueur égale qui respectent presque intégralement les critères fondamentaux de la grande tragédie classique. Presque, car l’intrigue se déroule à deux époques différentes.

Acte I

Quelques mois après le cessez-le-feu de mai 1949 qui met fin à la première guerre israélo-arabe, un peloton de soldats israéliens patrouille dans le désert du Neguev. Il n’y a là que du sable, des rochers, quelques oasis fréquentées par des Bédouins. Ces soldats ont une mission sacrée : expurger ce désert des Arabes et de leurs bêtes, qui entravent l’arrivée de la civilisation. Ils accomplissent leur tâche sans haine, de manière mécanique, systématique. Et puis ces hommes ont bonne conscience, convaincus d’incarner cette maxime qui apparaîtra par la suite au fronton des kibboutz : « ce n’est pas le canon qui vaincra, c’est l’homme. »
L’officier qui les commande, et qui souffre à la fois d’entomophobie et d’amatophobie, va traquer les Bédouins comme il traque les insectes et la poussière : en cherchant à être efficace, sans plus. Ainsi se noue le drame de ce mois d’août 1949 : ils débusquent un groupe d’Arabes, les tuent, capturent une jeune fille. Que faire d’elle ? Pragmatique, l’officier voit deux fonctions possibles : la cuisine ou le sexe. À l’unanimité, ce sera le deuxième « usage. » Puis, plus tard, cette jeune fille deviendra encombrante. On s’en débarrassera alors, comme on le fait d’un mouchoir usagé. Disparue de la surface de la terre… Quelle importance ? Vient donc le meurtre, qualifié à ce stade « d’incident. » Quoi d’autre en effet ? Dans le maelstrom guerrier de l’époque, le viol puis la mort d’une Bédouine… Un « détail mineur »…
Dans cette première partie Adania Shibli installe, avec une économie remarquable de moyens, une ambiance lourde, pesante, froide même, alors qu’elle dit admirablement combien – en ce mois d’août – cette terre est surchauffée. Pendant longtemps, c’est le « Désert des Tartares », ponctué par des aboiements de chiens qui résonneront par ailleurs dans tout le livre. J’y reviendrai. Seule satisfaction offerte au lecteur, mais qui en même temps accroît son malaise : l’officier, piqué par l’un de ces insectes qu’il redoute tant, voit sa chair se décomposer à l’endroit de la piqûre. « Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark ». Le mot célèbre de Shakespeare illustre bien la situation.

Acte II

Soixante-dix ans plus tard, en 2019. Entrée en scène d’une femme palestinienne âgée de 45 ans, dont on ne connaîtra pas le nom, pas plus que celui de l’officier israélien de l’Acte I. Elle est née vingt-cinq ans exactement après l’assassinat de la jeune bédouine, dont elle découvre la mention faite incidemment dans un article de presse évoquant les temps historiques de la colonisation israélienne du Neguev.
Ce « détail mineur » la trouble et lui donne une irrépressible envie d’en savoir plus sur ce qui s’est alors passé. Et puis surtout, de faire jaillir la vérité sur ce qui n’est plus qualifié par Adania Shibli « d’incident », mais « d’événement », puis – enfin ! – de « crime. »
Elle se lance dans une enquête, à la fois dans le temps et dans l’espace, à la recherche de cette jeune bédouine, et de ce qui a pu lui arriver.
L’atmosphère pesante, déjà perceptible dans la première partie du livre, devient alors angoissante. Car, dans ce qui est finalement plus une quête qu’une enquête, cette jeune femme fait parcourir au lecteur les territoires palestiniens occupés : barrages partout ; check-points partout ; soldats en armes partout ; édification de murs, de barrières de clôtures partout ; suspicion partout, jusque dans les actes les plus innocents : la visite de musées installés dans le Neguev.
Or, cette femme est fragile. Elle aussi hait la poussière, les ordures. Elle va cependant les affronter, au prix de violents efforts. Fatigue, peur. Constat d’un véritable palimpseste avec pour support les pierres elles-mêmes. Les villages arabes ont en effet disparu, parfois dissimulés désormais sous un nom israélien : « Beit Sousine », qui apparaît sur une carte de 1948 dont elle dispose, est devenu « Beit Shimine », sur la nouvelle avec laquelle elle se repère. Que sont devenus ces villages ? Ah ! Oui, c’est vrai : certains sont désormais des kibboutz, entourés de plantations d’avocats, de mangues… La colonisation, pour laquelle a œuvré le peloton de soldats de l’Acte I, a porté ses arbres fruitiers… « Ce n’est pas le canon qui a vaincu, c’est l’homme. »
Tout son périple s’accompagne d’apparitions de chiens qui aboient sans cesse ; qui cherchent même parfois à entraver ses recherches. Elle passe outre. Une fois encore, elle vainc ses peurs. Mais s’agit-il vraiment de chiens ordinaires ? Le lecteur ne peut s’empêcher de se demander soudain : et s’il s’agissait plutôt d’avatars d’Anubis, le Dieu chien-chacal qui hante ces contrées ?
Quant à elle, cette fois, ce n’est plus à un personnage de Dino Buzzati, qu’elle nous fait songer, mais au « Meursault » de Camus. Au fur et à mesure qu’elle avance, sa démarche paraît en effet de plus en plus vaine, inutile, absurde. Pourquoi alors est-il devenu si essentiel pour le lecteur qu’elle aboutisse ?
Dans les dernières pages en effet, le suspense devient insoutenable. Il est impérieux que cette femme parvienne au bout de sa « mission », car c’est ainsi qu’elle la qualifie. C’est désormais devenu un impératif pour le lecteur. Ne serait-ce que pour illustrer la célèbre phrase de Karl Marx dans le « Dix-huit Brumaire » : « Tous les grands événements de l’histoire du monde se produisent pour ainsi dire deux fois. La première fois comme une grande tragédie, la seconde fois comme une farce sordide… »

Je laisse aux lecteurs de ce magistral roman admirablement construit et écrit d’une plume précise, efficace, clinique, le soin de découvrir ce qu’il advient. Et en même temps, la réponse à la question qui précède.

Guillaume SANCHEZ
contact@marenostrum.pm

Shibli, Adania, « Un détail mineur », « Sindbad », »Bibliothèque arabe. Littératures », Roman traduit de l’arabe par Stéphanie Dujols, 04/11/2020, 1 vol. (125 p.), 16,00€.

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