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Le Petit Prince est né sur une nappe de restaurant du café Arnold à New York. Printemps 1942. Comme à son habitude, Antoine de Saint-Exupéry griffonne en écoutant Eugène Reynal et Curtice Hitchcock, ses deux éditeurs américains, essayer de le ramener à sa table de travail. Ils viennent de publier avec un immense succès Flight to Arras (Pilote de guerre), et voudraient voir Antoine leur confier un nouveau livre, un livre qui ne vient pas. Consuelo Suncín Sandoval qu’il a épousée le 22 avril 1933 à la mairie de Nice, celle qu’on surnommait à Paris « le petit volcan du Salvador », est venue partager son exil, lui qui enrage de ne pouvoir servir son pays, de se retrouver épinglé parmi ceux qu’il appelle « les planqués de New York », autrement dit tous ceux qui sont venus se réfugier outre-Atlantique au lendemain de l’armistice, et parmi eux la colonie surréaliste au grand complet pour laquelle il a le plus grand mépris. Consuelo l’a encouragé à poursuivre l’écriture de Citadelle, sa lente méditation sur l’homme contemporain qui ne sera publié qu’après sa mort. Mais elle se heurte à l’humeur bohème, l’humeur foutraque, l’humeur un tantinet suicidaire de son compagnon. Ils font d’ailleurs vie à part, chacun dans son appartement, goûtent à une dolce vita qui a un goût de mort et, pour rester au contact l’un de l’autre, s’écrivent des lettres.
Quel étonnant portrait de l’auteur de Terre des hommes nous propose Alain Virdondelet, familier de l’écrivain et de sa compagne auxquels il a consacré déjà plusieurs livres. Celle qu’Antoine nomme avec tout l’amour qu’il ne cessera jamais de lui vouer, sa « plume d’or », sait parfaitement ce qui le rend impropre à la vie et toujours malheureux :

La mère, trop tôt quittée, mais qui sans cesse se rappelait à lui (ne recevait-elle pas la moitié de sa solde chaque mois), les fiancées, elles aussi quittées mais regrettées toujours, et surtout Louise de Vilmorin, les amies de cœur, Nada de Bragance, Nadia Boulanger, et d’autres encore dont elle voulait oublier les noms tant elle en devenait jalouse. Il y avait aussi les jeux de l’enfance, le château familial vendu à l’encan, le mobilier exposé sur la pelouse où il inventait des jeux chevaleresques avec ses sœurs et ses frères, et tout le petit monde de l’enfance perdue

Infidèle à lui-même

À cette nostalgie, à cette errance, à cet ennui s’ajoutent les suspicions qui pèsent sur son séjour new-yorkais. La Voix de France, un périodique français publié à New York a questionné ses ralliements politiques après que le maréchal Pétain, sans l’en informer, l’a nommé au Conseil national, l’assemblée consultative de Vichy, appartenance que l’intéressé s’est empressé de dénoncer publiquement. Même chose du côté des gaullistes qui critiquent son manque de courage pour n’avoir pas rallié l’aviation de la France libre. Antoine, infidèle à Consuelo, se sent surtout infidèle à lui-même et à son pays. Comment revenir à l’action ? Considéré par les Alliés comme trop âgé pour piloter encore un avion de combat, il lui faudra user de ses relations pour gagner la Tunisie en avril 1943, retrouver la voie des airs et, quelques mois plus tard, disparaître.

"Essayez-vous à un genre qui n'est pas le vôtre"

En attendant, il griffonne sur la nappe du café Arnold et ne voit pas comment satisfaire la confiance que ses éditeurs placent encore en lui. Eugène Reynal suit la main d’Antoine qui continue à tracer sur le papier, reconnaît un de ces petits personnages qu’il dessine partout après lui, comme celui qu’il a gravé dans la table basse du « Bocal », ce repaire sur le toit de l’immeuble où habite son ami Bernard Lamotte que les expatriés ont transformé en guinguette. « Essayez-vous à un genre qui n’est pas le vôtre, dit Reynal, un genre qui pourra surprendre vos lecteurs, et comme vous avez toujours célébré votre enfance heureuse en France, pourquoi ne pas écrire un conte pour enfants ? » Après tout les écrivains les plus renommés n’ont-ils pas donné un texte pour la collection « Albums du Père Castor » chez Hachette ? Reynal nomme Colette, Giono, Pagnol, son ami André Maurois… Antoine reste la main suspendue. Il ne s’attendait pas à cette offensive. « Oui, je suis certain que vous avez des tas d’histoires charmantes et des aventures magnifiques qui vous sont arrivées quand vous voliez pour l’Aéropostale, je pense à ces petits fennecs que vous avez apprivoisés lorsque vous étiez à Cap Juby… – Et encore mieux, surenchérit Curtice Hitchcock, vous illustrerez vous-même le conte. »

La deuxième place après... la Bible

Les éditeurs sont souvent, quand ils disposent de temps et font preuve d’empathie pour leurs auteurs, des médecins de l’âme qui les délivrent des prisons dans lesquelles, immanquablement, ils aiment à retomber après chaque livre. Le défi que Reynal et Hitchcock lancent à leur protégé est maintenant aussi celui de Consuelo. Elle a loué aussitôt pour eux deux une grande maison à Long Island baptisée Bevin House, laquelle va devenir la « maison du Petit Pince ». C’est l’histoire de cette autre « mobilisation » que raconte Vircondelet dans une prose qui n’évite pas les répétitions mais où surgissent des révélations étonnantes. Paru d’abord aux États-Unis le 6 avril 1943 dans une traduction de Katherine Woods, le conte appelé par Reynal et Hitchcock, se donne à lire dans tous les pays que son aura va gagner, l’un après l’autre, comme une extraordinaire autobiographie spirituelle, lumière et ombre. Traduit à ce jour en quatre cent cinquante-sept langues et dialectes, il occupe dans le palmarès des ouvrages les plus vendus au monde, la deuxième place après… la Bible.

Vircondelet, Alain, Un été à Long Island : quand Saint Exupéry écrivait Le Petit Prince, Editions de l’Observatoire, 19/01/2022, 1 vol. (239 p.-8 pl.), 21€.

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Jean-Philippe de Tonnac

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