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Karine Lambert, Dernier bateau pour l’Amérique, Hachette Fictions, 13/03/2024,1 vol. (432 p.), 21,90€

Karine Lambert nous embarque dans une traversée aussi géographique qu’intime avec Dernier bateau pour l’Amérique. Ce roman, loin d’être une simple chronique familiale, nous immerge dans l’histoire des Schamisso, famille juive ballottée par les tumultes du XXe siècle, de la Russie tsariste à l’Amérique, en passant par l’exode de 1940. Plus qu’un récit historique, c’est une exploration des silences et des blessures du passé, une quête d’identité à travers les générations. Un livre à lire pour comprendre comment l’histoire s’inscrit dans les corps, et comment l’écriture peut devenir un acte de libération.

L'exode : un voyage vers l'inconnu

Dès les premières pages, l’atmosphère angoissante de l’exode de 1940 nous saisit. L’Allemagne envahit la Belgique, brisant l’insouciance de l’enfance de Germaine, la mère de la narratrice. La fuite d’Anvers, le chaos des routes encombrées de réfugiés, la peur des bombardements, tout est décrit avec une précision saisissante. « Des avions de combat arrivent de l’horizon dans un bruit assourdissant et provoquent la pagaille. Ils volent trop bas et visent les fugitifs comme à la fête foraine. »
Le refuge trouvé en Dordogne chez les Meynard, couple de fermiers français, n’est qu’une fragile parenthèse dans ce climat de tension permanente. L’ombre de la ligne de démarcation plane sur eux, rappelant la proximité de l’ennemi. La vie quotidienne, rythmée par les travaux des champs et les restrictions, est imprégnée d’une peur diffuse.
La séparation de la famille, lorsque Georges et Lydia rejoignent l’Amérique grâce à l’aide de Joseph, le frère aîné, accentue le sentiment de précarité. « Ils étaient six. Elles sont quatre. Et l’Amérique est si loin.« 
A travers le regard de Germaine, enfant puis adolescente, Karine Lambert explore la perte de repères, la peur de l’abandon et la difficulté de grandir dans un monde bouleversé. L’écriture, sobre et immersive, nous transporte au cœur de ces épreuves, faisant ressentir la fragilité de ces êtres déracinés.

L'Amérique : mirage et désillusion

L’arrivée à New York est synonyme de retrouvailles et d’espoir. Germaine, rebaptisée Jenny, découvre un nouveau monde, vibrant et fascinant. La musique devient son refuge, elle intègre la prestigieuse Juilliard School et donne un concert à Carnegie Hall à l’âge de 15 ans. « Le public se lève et l’ovationne durant plusieurs minutes. »
Mais l’Amérique n’est pas la terre promise pour tous. Rissia, la mère de Jenny, reste hantée par le passé et incapable de s’adapter à sa nouvelle vie. Le retour en Belgique, imposé par sa mère, brise à nouveau Jenny, qui abandonne la musique et se marie avec un brillant avocat, sacrifiant ses aspirations et son identité pour se conformer aux attentes de son mari. « Il ne le dit pas mais elle l’entend penser. Je préfère que tu ne joues pas du piano, que tu te fasses jolie, que tu t’habilles pour me plaire. »
Karine Lambert dépeint avec justesse le contraste entre l’effervescence de New York et le sentiment de solitude de Jenny, prise au piège d’un mariage sans amour et incapable de s’épanouir. Le récit interroge les mirages de l’exil, le poids des traditions familiales et la difficulté de concilier aspirations personnelles et attentes sociales, si communes pour certaines générations.

Le silence : héritage et reconstruction

La mort de Jenny est le point de départ d’une enquête introspective pour Karine, la narratrice. Elle plonge dans le passé de sa famille, exhume des lettres, des photos, des souvenirs enfouis. Elle se rapproche de Viviane, sa cousine d’Amérique, avec qui elle partage ses découvertes et ses émotions. « Nous tricotons des souvenirs. […] Serrées l’une contre l’autre, sourires éclatants. »
Le récit prend alors une dimension plus personnelle, explorant les blessures de l’enfance de Karine et la difficulté de construire son identité avec une mère incapable d’aimer. La pieuvre, créature étrange et menaçante qui hante les pensées de la narratrice, symbolise le poids du silence familial et l’emprise du passé sur le présent.
« J’ai longtemps reporté le moment d’entrer dans votre appartement et de trier tes affaires. Ensuite, je ne pouvais rien toucher. »
L’écriture du livre devient pour Karine un acte de libération et de rédemption. Elle reconstruit l’histoire de sa famille, donne une voix à ceux qui se sont tus et tente de se réconcilier avec ses origines. La recherche de Karine, parfois chaotique, fait écho à la démarche de Patrick Modiano, qui explore inlassablement les zones d’ombre du passé pour tenter de donner un sens à l’histoire et à la mémoire.

Dernier bateau pour l’Amérique est un roman captivant qui interroge la transmission des traumatismes et la complexité des liens familiaux. Karine Lambert nous livre un récit profond et sensible, porté par une écriture précise et immersive.
L’alternance entre passé et présent, les descriptions poétiques des paysages et l’introspection fine des personnages créent une atmosphère unique, qui captive le lecteur jusqu’à la dernière page. Ce roman, à la fois intime et universel, nous invite à réfléchir sur la quête d’identité dans un monde en perpétuel mouvement, et sur le pouvoir de l’écriture pour guérir les blessures du passé.

Image de Chroniqueuse : Jeanne Lartaud

Chroniqueuse : Jeanne Lartaud

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