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Y aurait-il vraiment un jour idéal pour se donner la mort ?
Halim Bensadek semble trouver une réponse dans le bleu du ciel alors qu’il vient de se jeter du haut d’un immeuble de quinze étages, a priori inoccupé de la banlieue d’Alger…
Ses motivations nous apparaissent bien dérisoires pendant sa chute censée durer dix secondes, mais que Samir Kacimi – journaliste et romancier algérien arabophone – va étirer au long des trois chapitres de ce petit texte jubilatoire.
Et on devine très vite que le thème du suicide ne sera pas traité dans le registre tragique !
Les premières lignes du roman, reprises en une longue anaphore en début du second chapitre (nommé chapitre “I bis”), pourraient nous plonger dans l’intimité d’un personnage désespéré, mais très vite l’auteur donne le ton, brossant avec sérieux, et avec un humour décapant, le portrait d’Halim, quarantenaire bedonnant et mal vêtu, cherchant à accéder au sol sur ses pieds pour ne point finir défiguré !
Notre anti-héros, journaliste désargenté, veut par son acte désespéré auquel il donne une dimension poétique – d’aucuns la jugeront peut-être romantique – accéder enfin à une notoriété que sa petite vie médiocre ne lui a pas accordée. Et afin de donner à la presse l’opportunité de reparler de lui, il a même veillé à s’adresser une lettre explicitant les raisons de son geste et postée pour parvenir à son domicile après son décès…
En fait, son profond désir consiste à rompre le fil de la fatalité en déterminant lui-même l’instant de sa mort.
Mais une série de coïncidences hilarantes vont contrarier ce sinistre projet alors que les souvenirs les plus marquants des dernières années affluent à sa mémoire…
Se jouant des analepses, défiant toutes les structures narratives, Karim Kacimi reconstruit alors le récit de la vie de son personnage dans un espace-temps d’environ huit ans qu’il va inscrire dans celui de cette brève chute.
Et alors que les gags s’enchaînent et qu’une foule de spectateurs se regroupent au pied de l’immeuble, aimantés par cette mort spectaculaire qui leur est promise, se profilent un autre portrait d’Halim Bensadek et ceux de quelques personnages qui ont joué un rôle dans sa vie. Derrière l’humour toujours présent se devine une certaine gravité.
D’abord, était-il aussi médiocre cet Halim, bon fils et bon frère dans une famille qui le parasite depuis des années mais dont il assume les besoins jusqu’au bout ?
Il est intelligent. Il a connu l’université et lu ses classiques. Pourtant, il ne manifeste aucun signe de mépris pour les gens du quartier où il a grandi et surtout pas pour son ancien camarade de classe et voisin, Omar Tounba, dangereux voyou rongé par la drogue et l’alcool, homosexuel brutal, redouté par la faune nocturne de cette misérable banlieue d’Alger.
Halim est pauvre, jusqu’à être contraint à ramasser des mégots pour ne point quémander une cigarette. Il est exploité par un patron véreux qui oublie de rémunérer ses articles, mais il est capable – pour dépanner un copain – de se priver de ses dernières ressources. Doté d’esprit critique, car s’il a lu le Coran, il n’est pas obnubilé par la religion, et s’en accommode même avec une certaine désinvolture au point d’y trouver une justification à la pertinence de sa décision.
Timide avec les femmes dont il n’a eu qu’une approche tardive, il se montre un amant délicat pour Nabila Mihanik, opportuniste sans scrupule qui le trompe avec son cousin dont elle compte bien rester la maîtresse, alors qu’Halim prépare leur mariage…
Dans cette société algérienne contemporaine où Halim aurait pu faire partie d’une élite, puisqu’il détient un savoir, mais dans un environnement qui est celui de la misère, le rôle des femmes se réduit d’ailleurs à peu de choses à travers la vision qu’en donne Samir Kacimi.
Elles sont mères et on peut les deviner aimantes, mais réduites au silence par l’âge, la maladie ou le pouvoir des hommes, jusqu’à une révolte qui peut être meurtrière mais restera secrète.
Ou alors elles sont putains. Nabila Mihanik l’est dans son comportement indigne, et jusque dans sa réapparition intéressée auprès d’Halim dans le troisième et ultime chapitre.
Mais c’est surtout le personnage de Nissa qui interpelle, la petite orpheline, déflorée par un prédateur en qui elle recherche un substitut de père, et livrée en pâture aux hommes du quartier, s’attribuant elle-même le sobriquet qui lui servira de nom : Nissa “pour tous” qui, mal prononcé en français, devient Nissa Bouttous.
Petite Nana de l’Algérie postcoloniale, à la sexualité impudique et désabusée, maîtresse d’Omar Tounba comme elle l’est de son père, mais surtout victime de tous et même captive des menaces de ce garçon qui avait voulu l’épouser.
Sous la plume subtile de Samir Kacimi dont on ne saurait oublier la formation journalistique, le second chapitre ou chapitre “I bis” permet une vision nocturne et particulièrement glauque de Bachjerrah cette cité-dortoir qu’observe Halim de son balcon, refuge d’une population d’origine paysanne, éloignée de la capitale après y avoir cherché une illusoire solution à sa pauvreté.
L’auteur y suit la déambulation d’Halim en quête de tabac, sa rencontre avec Omar, instant d’une complicité qu’on peut qualifier de chaleureuse malgré l’abîme vertigineux qui oppose leurs caractères et leurs existences, sorte de fuite sans issue d’un présent oppressant.
Maîtrise du dialogue, précision quasi ethnographique de l’observation du geste (que se rouler un joint paraît chose complexe !) mais aussi de l’environnement, on ressent physiquement la densité de la foule dans les rues ou sur un quai, vivacité du récit, cocasserie des quiproquos… Quel style agréable qui amène le rire mais aussi la réflexion !
Quelle valeur symbolique pouvons-nous attribuer à ces deux personnages anonymes présents au pied de l’immeuble au milieu des badauds ? Le fou crasseux qu’on surnomme “Six-quinze” puisqu’il a perdu jusqu’à la mémoire de son nom et l’homme au qamis immaculé qui sort de la mosquée, mais trébuchant sur la jambe blessée du malheureux assis sur le trottoir, se retrouve couvert d’immondices ?
Ne sont-ils pas deux visages extrêmes d’un même pays, celui d’une Algérie amnésique d’un passé douloureux, et une Algérie en proie à un islam radical et hautain auquel une pureté affichée n’évite pas les souillures ?
Quant à la conclusion, nous pouvons la trouver amorale puisque, au prix de quelques turpitudes supplémentaires et d’une succession de hasards, Omar se refait une virginité sociale, alors que le brave Halim ayant – enfin ! – retrouvé un peu de stabilité matérielle, voire affective, et récupéré avec délectation son ultime lettre, trouvera une amande sur sa nouvelle route !

Toute forme d’idéal est sans doute difficilement accessible à l’homme, mais le lecteur trouvera dans ce court roman, une critique sociale, très finement esquissée derrière une réalité souvent sordide, et suffisamment d’occasions de rire pour en apprécier la saveur.

Christiane SISTAC
contact@marenostrum.pm

Kacimi, Samir, “Un jour idéal pour mourir”, Roman traduit de l’arabe par Lotfi Nia, “Sindbad”,”Bibliothèque arabe. Littératures”,07/10/2020, 1 vol. (117 p.), 15,00€.

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