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Bernard Ponty, Algérie, 1960. Journal d’un appelé. Grasset, 16/10/2024, 216 pages, 19€

Soixante ans. Il aura fallu patienter soixante années pour que ce texte, fragile esquille de mémoire logée dans une simple enveloppe kraft anonyme, refasse surface. Découvert fortuitement en 2021 par ses filles, Claire et Laurence Ponty, le journal tenu par leur père Bernard en Algérie durant l’année 1960 constitue bien davantage qu’un legs familial ; il s’impose comme une pièce essentielle versée au dossier complexe, douloureux, et toujours incandescent de la guerre d’Algérie et de ses répercussions intimes et collectives. Ce manuscrit, publié par les éditions Grasset avec une préface éclairante de l’historienne Raphaëlle Branche et un avant-propos poignant des filles de l’auteur, déploie une écriture d’une densité rare, où la sensibilité de l’artiste en devenir se heurte de plein fouet à la brutalité nue d’un conflit qui refuse de dire son nom, mais n’en dévore pas moins les âmes.

Sous le soleil implacable : l'épreuve du réel

Le récit s’ouvre sur le débarquement à Philippeville, ce 4 mars 1960. D’emblée, Bernard Ponty, alors âgé de vingt-cinq ans – un âge qui le distingue déjà de la masse des appelés plus jeunes, lui conférant une maturité citoyenne et peut-être une acuité politique plus aiguisée – est saisi par la lumière algérienne. Ce n’est pas une clarté apaisante, mais une illumination violente, presque agressive, qui semble dissoudre les contours familiers et interdire le repli intérieur : « Je compris que je ne pourrais plus rêver ici comme je rêvais en France […] Cette lumière allait voler mon rêve intérieur et je m’en défendais déjà. Ici je ne serais plus libre de me contempler. Je devais vivre ». Cette confrontation initiale au paysage algérien, ville blanche et ocre surgissant des flots, montagnes mauves et silencieuses, agit comme un prélude à la perte des illusions et à l’entrée forcée dans une réalité où la contemplation cédera la place à l’épreuve. L’Algérie se présente d’emblée non comme une simple affectation militaire, mais comme un lieu de rupture existentielle, un espace où l’identité même est mise en question.

L’installation à Kribsa, dans cette ferme immense aux allures d’asile, confirme ce basculement. Le jeune homme, épris d’art, de lecture, de réflexion solitaire, découvre avec effroi la misère omniprésente, la crasse, la promiscuité des hommes réduits à leur condition de soldats, cherchant l’oubli dans « la bière et l’alcool » ou « la lecture de romans-photos imbéciles ». Il observe ses camarades, français et arabes – un terme qu’il emploie, comme le note la publication, selon l’usage de l’époque pour distinguer la population autochtone des colons –, pris dans la même torpeur résignée ou la même brutalité latente. L’expérience des premières patrouilles, la découverte macabre des cadavres abandonnés, le piétinement dans la boue des mechtas fouillées sans ménagement, tout cela inscrit le quotidien dans une violence ordinaire, sourde, qui ébranle les certitudes et prépare le terrain aux dilemmes moraux insolubles. C’est dans ce contexte qu’émerge la figure de Yazid, l’appelé algérien, interlocuteur privilégié mais complexe, miroir tendu sur les contradictions insurmontables de cette guerre où l’ennemi et le frère cohabitent dans une proximité douloureuse et suspecte.

Anatomie d'une guerre sale

Le journal de Ponty ne s’attarde guère sur les faits d’armes héroïques, inexistants ou dérisoires. Sa force réside dans la description minutieuse de la dégradation morale induite par le conflit. Avec une sobriété stylistique qui renforce l’impact des scènes, il relate l’exécution sommaire de prisonniers, les fouilles humiliantes, et surtout, l’institutionnalisation de la torture. La scène centrale, insoutenable, où il est témoin de la préparation de prisonniers pour les “cuves” – ces antichambres de la torture – marque un point de non-retour. Il observe les gestes mécaniques des tortionnaires, la résignation ou la révolte désespérée des victimes, et surtout, sa propre impuissance, sa propre lâcheté : « J’ai compris que je n’étais qu’un lâche, un petit-bourgeois noué […] J’ai fait comme les autres, je suis parti ». Ce moment crucial révèle la dissociation psychique à l’œuvre : celle de l’intellectuel qui analyse et juge, mais qui, pris dans l’engrenage militaire, ne peut agir.

Cette tension entre l’éthique personnelle et la discipline militaire irrigue tout le journal. Bernard Ponty se définit comme un « fantôme » parmi les militaires, critique mais soumis, agissant « à la marge », incapable de résoudre l’aporie fondamentale : comment participer à une entreprise que l’on exècre ? Sa décision de devenir instituteur militaire plutôt que de suivre la voie des EOR (École des Officiers de Réserve) apparaît comme une tentative de trouver un espace d’action conforme à ses valeurs, un geste de réparation dérisoire face à l’ampleur du désastre moral. Mais l’école elle-même devient un lieu d’ambiguïté tragique, comme l’illustre la question terrible posée par l’élève Tahar : « Dis, le maître, pourquoi tu as tiré sur mon cousin ? ». Cette phrase résume à elle seule le clivage schizophrénique imposé à l’appelé : être à la fois celui qui enseigne et celui qui potentiellement tue les proches de ses élèves.

Face à cette faillite morale, la foi de Bernard Ponty, catholique, est mise à rude épreuve. Les paysages grandioses de l’Algérie, la lumière nocturne, peuvent encore susciter des élans mystiques, une envie de prier. Mais le silence de Dieu face à l’horreur, l’hypocrisie de certains discours religieux justifiant la violence (comme celui de l’aumônier parachutiste), et les discussions politiques – notamment sur le rôle du communisme, de l’Islam, et les justifications de la présence française – le plongent dans un questionnement existentiel profond. Il interroge les fondements de sa morale, la notion de vérité, sa capacité à choisir et à agir. La rencontre finale avec un autre aumônier ne lui offre aucune absolution, seulement une injonction lapidaire et essentielle : « Tout a été dit […] Il s’agit pour vous de ne plus oublier ». L’écriture du journal devient alors cet acte même de non-oubli, une tentative de préserver la conscience dans le chaos.

D'une mémoire enfouie à une parole partagée

Le destin posthume de ce journal est en soi une histoire. Comme l’évoquent Claire et Laurence Ponty dans leur avant-propos vibrant, le silence de leur père sur son expérience algérienne fut longtemps quasi total, parsemé seulement de quelques anecdotes, de « bribes d’histoires », et d’un sentiment de « honte et de culpabilité ». La découverte tardive du manuscrit a permis de lever le voile sur ce pan occulté de sa vie, révélant non une simple parenthèse douloureuse, mais une expérience fondatrice qui a irrigué sa réflexion et sans doute son œuvre future d’artiste et d’écrivain. L’avant-propos des filles illustre magnifiquement le poids du non-dit sur les générations suivantes et la nécessité vitale de la transmission, même tardive, même fragmentaire. Elles décrivent leur quête d’indices, leur décryptage des silences paternels, jusqu’à ce que le texte lui-même vienne enfin livrer une part de vérité.

En publiant ce journal, elles prolongent le geste de l’aumônier et celui, implicite, de leur père. Car si Bernard Ponty n’a, de son vivant, jamais cherché à publier ce texte – peut-être par pudeur, par doute sur sa valeur, ou parce que la France n’était pas prête à entendre cette parole brute, comme le suggère Raphaëlle Branche –, le manuscrit retrouvé fonctionne comme une bouteille à la mer, un témoignage différé mais intact. Sa publication fin 2024 lui confère une résonance particulière. À l’heure où les plaies mémorielles de la guerre d’Algérie peinent encore à cicatriser et où de nouveaux conflits (Ukraine, Caucase, Moyen-Orient, comme le soulignent ses filles) réactivent les questions éternelles sur la violence, la responsabilité et la condition humaine en temps de guerre, la voix de Bernard Ponty acquiert une dimension universelle.

Ce n’est pas seulement le journal d’un appelé en 1960 ; c’est la chronique lucide et tourmentée d’une conscience aux prises avec l’Histoire. Bernard Ponty décrit admirablement le sentiment d’étrangeté, la perte de repères de l’intellectuel jeté dans la brutalité guerrière, le conflit intérieur entre devoir et morale, la difficile confrontation à l’autre – qu’il soit camarade, ennemi, ou élève. Son écriture, précise, épurée, souvent poétique malgré l’horreur décrite, parvient à saisir l’indicible : la peur, la honte, la tentation du cynisme, mais aussi les éclairs fugaces d’humanité et la quête obstinée d’un sens. Le texte, qui se clôt sur la mort tragique du jeune Tahar – une fin terrible et symbolique – laisse le lecteur face à un questionnement ouvert. Bien que présenté comme potentiellement inachevé, ce journal offre une parole accomplie, celle d’un homme qui, confronté à l’abîme, a choisi l’écriture non seulement comme survie, mais comme acte de résistance morale. Un acte essentiel, dont l’écho, porté par-delà le silence, nous parvient aujourd’hui avec une force intacte.

Image de Chroniqueur : Maxime Chevalier

Chroniqueur : Maxime Chevalier

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