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À travers une déambulation dans les rues et les musées de Siennes, Hisham Matar plonge dans ses souvenirs intimes et nous livre à partir de l’histoire de l’art, une réflexion humble sur la nature du regard.
On se demande parfois si, battu par l’autofiction, le roman est mort, remplacé avec humilité, pudeur ou facilité, par ce que les auteurs (ou les éditeurs ? appellent simplement « récit ». Faut-il être nostalgique ? Il y a sans aucun doute de la place pour tous les genres et, surtout, une flexibilité du genre dans l’air du temps, comme si la question générique était secondaire. L’écriture est première ; tant mieux si l’auteur a quelque chose d’intéressant à dire, tant mieux si le propos est intelligent. Avant tout, tant mieux si le style soutient l’édifice de ces récits. Indubitablement, « Un mois à Sienne » de Hisham Matar appartient à cette catégorie de « récits » donc, et vient orner d’une pierre supplémentaire la belle collection « Du monde entier » du catalogue Gallimard.
Le narrateur s’étudie et observe les autres avec la précision fine et minutieuse de « La Recherche ». Hisham Matar a vécu en Libye, en Égypte et en Angleterre. Il a découvert, fasciné, à Londres où il réside, l’école siennoise, fameux courant pictural italien entre le XIIIe et le XVIe siècle. Sienne rivalise sur le plan artistique avec la grande Florence, qui a fini par dominer la Toscane. Or, la passion du narrateur pour ces œuvres est telle, depuis tant d’années, qu’il redoute ce voyage.  » Lorsque est enfin venu le moment de me rendre sur place, mon cerveau s’est mis à concocter des moyens de retarder mon arrivée là-bas. C’était comme si les longues années d’attente avaient sécrété une forme de réticence.  » De cette ville tant rêvée et redoutée, il retient « ce jeu entre des extérieurs discrets et des intérieurs éblouissants » ou encore ces « ruelles sinueuses [qui] serpentaient selon leur propre dessein secret. » La ville est encore le décor de rencontres, en particulier celle avec Adam et sa famille, d’origine palestinienne. Entre eux, les formules d’hospitalité en arabe s’imposent naturellement, comme deux amis qui se retrouveraient après une longue absence. Une langue commune pour deux étrangers – étrangers à la ville, étrangers l’un à l’autre – et familiers pourtant. C’est néanmoins une autre étrange familiarité que cherche le narrateur.

Ponctué de tableaux, ce récit pose quelques-unes des grandes réflexions de la littérature et des arts. Qu’est-ce que l’art ? Pourquoi écrire ? Pour qui écrire ? Le narrateur pose une méthode pour comprendre une œuvre et s’en laisser pénétrer : un tableau à la fois. « Une peinture change à mesure que vous l’observez, de plusieurs manières, toutes imprévisibles. […] Aujourd’hui, il me faut plusieurs mois, et bien souvent une année entière, avant de pouvoir passer au suivant. Dans l’intervalle, le tableau en question devient pour moi un espace mental aussi bien que physique. » Rappelant de manière plus intuitive, plus artistique, la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty, le regard est le sens privilégié pour voir. Contempler un tableau serait voir « selon ou avec lui », accéder à autre chose que soi, écrit-il dans « L’Œil et l’Esprit » (1964) ; « La vision n’est pas un certain mode de pensée ou présence à soi : c’est le moyen qui m’est donné d’être absent de moi-même« . Par la seule présence des œuvres qu’il désirait si ardemment enfin contempler, Hisham Matar fait l’expérience des choses, de leur présence. « Montaigne avait raison de penser que la simple présence de ses livres autour de lui agissait sur son esprit et sa personnalité ». « L’Allégorie du bon gouvernement » d’Ambrogio Lorenzetti au Palazzo Publico lui révèle toutes ses couleurs, toute sa narration, si typique de l’école siennoise, et par son analyse minutieuse, il nous donne une clef de compréhension des œuvres qu’il admire, c’est-à-dire, une clef de compréhension du monde.

Voir, regarder, réalise l’alchimie impossible, « le geste d’espoir, et aussi de désir, le passage à l’acte de l’ambition secrète qu’a l’esprit humain de se connecter avec l’être aimé, voir le monde à travers ses yeux.  » Voir pour être « véritablement vu ». Voir pour être compris. Voir pour être « reconnu, ne pas être confondu avec quelqu’un d’autre ». Ainsi, verbe ou peinture, le support artistique importe peu. N’a pas plus d’importance la question générique, du roman à l’autobiographie, de l’autofiction au récit, « chaque livre, chaque tableau, chaque symphonie serait alors une tentative de faire le récit fidèle de tout ce qui nous concerne« . Si toute œuvre témoigne de son auteur, dans le mouvement qui nous conduit à elle, c’est encore nous-même que nous voyons, selon ou avec elle, pour reprendre l’expression phénoménologique. La prose douce et méthodique de Hisham Matar, d’une légère mélancolie triste, nous sert de passerelle vers son auteur et vers nous-même. Et, au passage, elle permet de découvrir quelques chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art.

Marc DECOUDUN
articles@marenostrum.pm

Matar, Hisham, « Un mois à Sienne : récit », Trad. de l’anglais (Libye) par Sarah Gurcel, Gallimard, « Du monde entier », 01/04/2021, 1 vol. (136 p.), 14€.

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