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La photo la plus emblématique de la « Retirada ».

Le 28 septembre 2020, Gilles William Goldnadel, publiait dans “Le Figaro” cet article : “La tragédie française a pour nom l’immigration ratée, massive, illégale et violente”. À cette phrase, dont il affirme être capable de l’écrire, “encore quelques heures, sans que ma plume ne tremble ni que mon nom soit maudit”, nous avons humblement envie de lui demander : “Qu’est-ce qu’une immigration massive réussie ?”. La France est-elle si oublieuse de son histoire, elle qui a connu deux vagues d’immigrations massives, celle de 1936, puis celle de 1962 ? Nous connaissons bien la seconde, et je renvoie, entre autres, à l’excellent ouvrage de Robert Mazziotta – “Mémoire réconciliées” – exemple de résilience réussie, car ceux qui l’ont vécue sont encore nombreux, et le traumatisme causé par l’exil, contrairement à la maxime bien connue de Nietzsche, “ne rend pas plus fort”.
Entre 1936 et 1939, la “tragédie française” fut de s’être comporté envers les républicains espagnols d’une manière indigne d’une République, dans la même veine – et bien avant la Shoah – que nos voisins allemands, qui étaient alors sous un régime totalitaire. Il y avait plus de camps de concentration en France à cette époque qu’il n’y en avait en Allemagne, et même plus de prisonniers. Alors, bien sûr, les conditions étaient différentes. On ne tuait pas en France, mais on torturait, comme ce fut le cas à Collioure qui fut – pour ceux qui y sont passés – un enfer, un bagne ; un camp fasciste. Dans le sud de la France, on n’était pas emprisonné pour sa race ou pour son opinion politique, mais seulement parce que l’on avait fui un régime fasciste pour tenter de sauver sa vie et sa famille, avec pour seul bagage “une seule chemise, des souliers en bouillies, des pantalons en marmelade”. Après avoir combattu les troupes fascistes de Franco, armées d’avions italiens et de chars allemands, ils allaient devoir affronter la haine française, la justice qui condamnait pour un “rien”, et la vermine dans des conditions d’hygiène indignes et insupportables. Tout ce qui pouvait être précieux pour les autorités était confisqué, considéré comme un butin de guerre (montres – stylos – machines à écrire). Comme l’écrit Vladimir Pozner (1905-1992), témoin de cette honte : “Voici les avantages dont jouissent les réfugiés espagnols. Ils ne sont pas obligés de quitter leur lit à l’appel du matin : ils n’ont pas de lit. Ils ne doivent point éteindre les lumières sitôt le couvre-feu sonné : il n’y a pas d’éclairage dans leurs baraques. Personne ne les force à prendre un bain toutes les trois semaines : il n’y a pas de douche dans les camps. Ils n’ont pas à rendre des livres de la bibliothèque au bout d’une semaine et en bon état : ils n’ont pas de bibliothèque. Obligation ne leur est pas faite de se présenter chez le médecin ou le dentiste le jour même où ils se sont fait porter malade : il n’y a pas de dentiste dans le camp, et le major n’est pas là pour recevoir des visites. Aucun règlement n’exige de ceux qui ont de la vermine qu’ils se fassent immédiatement connaître : ils sont libres de garder leurs poux. C’est que l’Allemagne est un pays de dictature fasciste. Et la France, une démocratie.” (p. 238-239)
Dès le début de ce que l’on a appelé la “Retirada”, l’exil des républicains espagnols en France, ce sont près d’un demi-million de personnes qui vont franchir la frontière française, principalement dans les Pyrénées-Orientales. Les autorités – et c’est au départ bien légitime – sont incapables de gérer une telle marée humaine “d’indésirables”, “de hordes rouges” comme les appelle le journal local, alors xénophobe et populiste, “L’Indépendant”. Elles sont dans l’obligation de construire des camps ou de parquer les hommes sur la plage, sans baraquement, des trous qu’ils creusent eux-mêmes, dans ce qui ne tardera pas à devenir leur tombe. Les touristes qui s’amassent sur les plages, l’été, à Saint-Cyprien ou à Argelès-sur-Mer, ignorent qu’ils posent leur serviette sur ce qui fut des charniers où des lieux pour satisfaire les besoins naturels des prisonniers : “Et ils étaient, au début, hommes, femmes et enfants, près de 100 000 à Saint-Cyprien, et presque autant à Argelès, ce qui représente un certain nombre de tonnes de merde quotidienne. L’eau, filtrée par les cadavres et les excréments, a été polluée, comme en témoignent, entre autres, les délibérations du conseil municipal d’Argelès.” (p. 224-225)
En février 1939, Louis Aragon et Elsa Triolet se rendent sur place et constatent, avec horreur, les conditions inhumaines dans lesquelles sont traités les réfugiés, parmi lesquels on compte de très nombreux intellectuels. Le grand poète Antonio Machado est mort d’épuisement à Collioure le 22 février 1939, juste après avoir traversé la frontière. Il y repose toujours. En septembre 1940, le philosophe juif Walter Benjamin fera le chemin inverse pour tenter d’échapper aux nazis. Refoulé à la frontière par la police franquiste, il se donnera la mort dans la nuit du 25 au 26 septembre 1940. C’est dans ce contexte que le journaliste et écrivain Vladimir Pozner, très engagé dans la lutte antifasciste, pose ses valises à Perpignan. En intercédant auprès des autorités, et en les recensant, il a l’espoir de sauver le plus d’intellectuels possible d’un tel désastre. Et ils sont très nombreux, près de 4 700. Des avocats, des politiciens, des écrivains, des journalistes, des professeurs, des artistes… Lorsqu’il visite la Manufacture de Montolieu – qui est aujourd’hui une grande bouquinerie – il demande la profession des clochards qui sont avachis, dormant sur la paille, grelottant et dépourvus de chaussures, face à une assiette en fer blanc remplie d’eau de vaisselle où nagent quelques lentilles. Il y a là : un professeur de Latin, un Juge, un Sous-Secrétaire d’État au commerce, un Procureur de la République, un Gouverneur, un Rédacteur en chef d’un quotidien et un Secrétaire général au ministère des finances… Partout où il passe c’est le même constat : “Puis, je pars pour Argelès. La chose la plus terrifiante que j’aie vue, sans excepter Harlem, les ‘slums’ de Chicago, la zone, voire même la Roumanie.” (p. 113)
Ce que l’on apprend de ce témoignage de Vladimir Pozner : “Un pays de barbelés – dans les camps de réfugiés espagnols en France, 1939” nous paraît aujourd’hui à peine croyable. L’ouvrage est servi par une très belle préface d’Alexis Buffet, docteur en littérature française, qui rappelle la citation de Fénelon se trouvant sur l’un des carnets de Pozner : “Ah ! Quelle horrible gloire que de détruire son propre pays !” Il conclut ainsi “Ce soupir désolé de moraliste, à qui est-il adressé ? Autant sans doute à l’Espagne s’entredéchirant, qu’à la France, nation des Droits de l’Homme, qui se défigure par les barbelés sur ses plages, comme autant de balafres sur son paysage et son histoire.” (p. 41)
Pour tous ceux qui résident dans Perpignan et dans sa région, ils découvriront dans ce livre des lieux qui leur sont familiers, ignorant sûrement que des femmes et des hommes y ont tant souffert. Le froid, la faim, les trafics, la vermine, la maladie, puis la mort attendent les plus faibles dans une indifférence presque totale. Le camp du Champs de Mars à Saint Gaudérique ou les anciens haras de Perpignan, dans le quartier Saint-Martin et qui a été l’un des pires : “Ce camp est le plus sale de tous. La grande salle où couchent les hommes sent le purin et la pluie y tombe autant qu’à l’extérieur […] Ils étaient si nombreux un moment donné que ceux qui avaient une place à l’intérieur ne descendaient pas manger de peur de la perdre.” (p. 137) Seul subsistent désormais les baraquements du camp de Rivesaltes où se trouve un mémorial. Il n’y a pas que les Espagnols qui vont résider dans ce que Serge Klarsfeld va appeler le “Drancy de la zone libre”. Durant la guerre, des Juifs, des Tziganes y seront internés, et ils seront remplacés en 1945 par des collaborateurs et des prisonniers allemands et autrichiens. Le camp de Rivesaltes, qui va officiellement fermer ses portes en 1964, aura été également un lieu de transit pour plus de 20 000 harkis et leurs familles. Encore une population que le pays des Droits de l’Homme ne voulait pas. N’en déplaise à Gilles William Goldnadel, “la tragédie française”, ce n’est pas une immigration ratée, mais ce sont désormais les petits enfants de ces parias que l’on parque désormais dans des cités et qui viennent demander des comptes à la France. Quant aux Espagnols, ils ont été exemplaires, formant des régiments pour soutenir l’armée française ou entrant dans le maquis. Les alliés leur avaient promis qu’ils se retourneraient contre Franco une fois le nazisme vaincu. Pour des raisons politiques, dans le contexte de la Guerre Froide, ils n’en firent rien. Restent les nombreux témoignages de cette période si sombre de l’histoire de France et désormais de nombreuses thèses universitaires. L’ouvrage de Vladimir Pozner contribue à ce devoir de mémoire.

On ne prend pas entre ses mains un livre des Éditions Claire Paulhan comme un autre. Ce sont des ouvrages de bibliophilie à la qualité irréprochable. C’est le cas de Vladimir Pozner, dont l’édition originale a été tirée à seulement 450 exemplaires. Fondée en 1996 par la petite fille du célèbre écrivain, résistant, et directeur de la N.R.F. Jean Paulhan, cette maison d’édition perpétue avec brio la mémoire de son grand-père. Elle publie des inédits, des correspondances et des journaux intimes, comme celui de Mireille Havet qui mérite de sortir de l’oubli, et à laquelle nous aurons prochainement l’occasion de rendre hommage dans une chronique. Chaque ouvrage des éditions Claire Paulhan est donc un évènement. Pierre Louÿs exigeait que ses livres ne soient lus que par un public très restreint. Les premiers tirages étaient réduits à deux cents exemplaires. Selon lui, atteindre le grand public était une trahison de la conception de sa littérature qui devait être interdite à la foule. Gageons que Claire Paulhan n’a pas les mêmes idéaux que Pierre Louÿs, qui deviendra un auteur à succès, mais elle est tout aussi rigoureuse et audacieuse dans ses choix littéraires. C’est pourquoi nous devons la soutenir et nous vous invitons à consulter son CATALOGUE riche de grands textes littéraires.

Pour en savoir plus :
L’ouvrage dispose d’une solide bibliographie sur cette période : livres, articles, thèses. Elle n’oublie pas de mentionner les excellents ouvrages d’Éric FORCADA, de René GRANDO, Jacques QUERALT et Xavier FEBRÈS, mais également ceux de Grégory TUBAN, “Les Séquestrés de Collioure. Un camp disciplinaire au Château royal en 1939”, Perpignan, Mare Nostrum Éditions, 2003 ou encore : Camps D’Étrangers, Le Contrôle Des Réfugiés Venus D’Espagne (1939-1944), Nouveau Monde Éditions, Janvier 2018.

Jean-Jacques BEDU
contact@marenostrum.pm

Pozner, Vladimir, « Un pays de barbelés : dans les camps de réfugiés espagnols en France, 1939 », édition établie, annotée et préfacée par Alexis Buffet, C. Paulhan, Tiré-à-part, 19/10/2020, Disponible, 1 vol. (286p), 33,00€.

Retrouvez cet ouvrage sur le site de L’ÉDITEUR

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