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Bérénice Pichat, La petite bonne, Les Avrils, 28/08/2024, 272 pages, 21,10 €

Alliant étonnamment prose et vers libres, Bérénice Pichat emporte ses lecteurs et lectrices dans un récit captivant dont la tension ne cesse d’augmenter au fil des pages. Avec beaucoup de justesse et de sensibilité, La petite bonne nous fait rencontrer trois êtres sous le poids de leurs destinées malheureuses respectives : une petite bonne à qui l’on a appris que «l’on se fait à tout », notamment à sa pauvreté et à son invisibilité ; Monsieur, un mutilé de la bataille de la Somme (1er juillet-18 novembre 1916) à la gueule cassée, pour qui l’existence n’a plus aucun sens ; Madame, son épouse qui, avec une abnégation revendiquée et une organisation immuable, lui consacre totalement la sienne.
Alors qu’encouragée par Monsieur, Madame accepte enfin de rejoindre des amis à la campagne, celui-ci et la petite bonne mobilisée pour l’assister, vont devoir cohabiter. La force du roman est de narrer en parallèle le huis clos qui va permettre à Monsieur et à la petite bonne de faire connaissance en se défiant puis en s’apprivoisant et le bref séjour, d’abord libérateur puis décevant, de Madame hors de son domicile.

Les ressorts de trois destinées malheureuses

En racontant la petite bonne, Bérénice Pichat nous livre une partition d’une authenticité poignante sur la condition de personnel de maison dans la France des années 1930. Elle dit très pertinemment la domination sociale implacable, incorporée et psychiquement acceptée.
Le lourd panier chargé du matériel nécessaire au ménage que, de tôt le matin à tard le soir, la petite bonne doit transporter d’une maison de patrons à une autre, symbolise magistralement la force de travail mise au service de gens aisés qui, d’une manière générale, ignorent la personne qui s’épuise et s’annule dans cet échange inégal.
Pour entre autres exorciser le droit que s’octroient ses patrons et patronnes de salir, en sa présence, ce qu’elle vient tout juste de nettoyer, la petite bonne s’autorise des rêves comme celui de réussir à économiser pour pouvoir acheter un jour une bicyclette avec un porte-bagages sur lequel mettre le panier ; ainsi, « Au lieu de marcher dans la neige. Elle roulera. Elle fendra l’air froid ».
Si le corps et le cerveau de la petite bonne sont colonisés par la domination, elle n’en a pas moins sa dignité de prolétaire qui lui fait « détester la pitié, la charité, la compassion » que, parfois et inconséquemment, ses employeurs lui accordent, brouillant artificiellement la hiérarchie sociale des places.
Quant à Monsieur, victime de la guerre des tranchées, il s’est soustrait du monde en s’auto-conformant au terrible sort réservé aux mutilés et, parmi eux, aux gueules cassées. De retour chez lui, après des mois d’hôpital dont il est sorti en raison de l’acharnement d’un jeune médecin se spécialisant en chirurgie reconstructrice, Monsieur a compris « qu’il a tout perdu. Son autonomie, son corps et sa capacité à faire rêver en jouant du piano ». Ses rêves où « il joue devant une salle pleine, où ses doigts vont et viennent sur les touches, où, ses mains alertes se croisent sans heurt », se terminent toujours en cauchemars lui rappelant que ses doigts, avant fuselés, sont désormais « un paquet informe de chair cicatricielle qui martèle le clavier en un appel au secours désespéré ». L’attention que Madame lui porte pour l’apaiser le conduit immanquablement à se demander pourquoi celle-ci « a pris la décision insensée de vivre pour eux deux ».
Après que la vie de Monsieur a été saccagée par la guerre, Madame a décidé que son devoir était de veiller sur lui. Elle a tenu à assumer pleinement ce qu’elle a considéré être son travail d’épouse aimante et responsable. Ce faisant, elle a accepté que leur réseau de relations s’amenuise de plus en plus, confinant le couple à leur maison dépourvue de miroirs. Elle a tout de suite su que « le naufrage que représente son mari » allait mettre immanquablement à distance les gens, soit parce qu’ils sont mal à l’aise, ne sachant comment se comporter et que dire, soit parce qu’ils ne veulent plus entendre parler de la guerre.

Les ressorts d’un apprivoisement

Depuis le retour de Monsieur mutilé à son domicile, ses déplacements en fauteuil se font uniquement au salon, entre son lit et la fenêtre, En l’absence de Madame, intrigué par les bruits énergiques de la petite bonne à l’étage, Monsieur ressent l’envie d’aller au-delà de sa pièce-prison. Passée la surprise de le découvrir au pied de l’escalier, la petite bonne comprend qu’il est capable de faire des choses par lui-même. Dès lors, non sans reculs et tensions de part et d’autre, une nouvelle configuration de leurs relations se dessine.
Dans celle-ci, la reconnaissance de l’existence vivante du corps infirme autant par celui qui l’habite que par l’autre est décisive. Notamment, Monsieur doit surmonter la honte que celui-ci, souillé, soit touché par une autre personne que sa femme. « Bravache », voyant que « tout en Monsieur s’excuse », qu’il aimerait disparaître alors qu’il est là « exposé, vulnérable, dans sa nudité embarrassante », osant un geste « inédit, irrationnel » la petite bonne ôte sa chemise, exhibant les marques de classe et de genre que son propre corps porte (sa peau précocement vieillie, les traces des coups assénés par « son homme » quand il a bu et celles de la violence d’un avortement clandestin). Elle perçoit alors dans le regard de Monsieur quelque chose de nouveau : peut-être de la reconnaissance. En lui donnant la possibilité de lire ce que l’histoire a inscrit dans un autre corps que le sien, la petite bonne a voulu montrer à Monsieur que « personne ne sort indemne de la vie » mais que « l’on peut lutter avec son corps, malgré son corps » ; quant à Monsieur, il réalise qu’il peut être regardé sans susciter la peur et le dégoût.

En cessant de se penser uniquement comme un corps brisé répulsif, Monsieur peut percevoir qu’il n’est pas dépourvu de possibilités d’entrer en interaction avec les autres, « que, pour la première fois depuis longtemps, quelqu’un d’autre que lui l’intéresse ». En faisant découvrir à la petite bonne « ces galettes qui font de la musique » une fois posée sur « l’étrange instrument au gros cornet brillant », il devine qu’elle a d’emblée saisi que ce qu’elle écoute sait dire au plus haut point « ce que son ventre lui souffle, ce qui résonne dans son cerveau ». Il s’autorise même à envisager qu’entre elle et lui un contrat soit possible : elle soignera son corps et lui « s’occupera de cultiver sa jeune âme ». Il suffira de l’expliquer à Madame qui comprendra !

Quand une organisation immuable se fracture…

La brève absence de Madame « dérègle » l’ordre des choses qu’elle a instauré depuis que Monsieur est revenu démoli par la guerre. Sans se faire aider, Madame a méticuleusement et définitivement mis en place une organisation de l’espace et des tâches de la vie quotidienne permettant de pallier au mieux les incapacités de Monsieur à se prendre en charge seul.
Portés par cette organisation immuable pendant des années, Madame et Monsieur ont supporté les méfaits d’une guerre qui, une fois finie, a posé une chape de silence sur le sort des cohortes d’hommes jeunes mutilés. Avec dévouement et rigueur, Madame a accepté de restreindre ses propres activités et interactions afin d’assister Monsieur qui, vaincu autant moralement que physiquement, s’est finalement coulé dans le statut que la société oublieuse lui a octroyé : celui d’inutile au monde.
Parfaitement huilée jusqu’au séjour de Madame à la campagne, l’organisation se fracture quand celle qui habituellement la fait tourner doit céder sa place pour quelques jours. Au prix d’un entre-soi funeste, Madame n’aspire qu’à maintenir en l’état cette organisation rassurante du fait même de sa reproductibilité sans surprise. Or, en faisant entrer le dehors et sa quête juvénile de se sentir utile et aimée dans la maison de ses patrons, la petite bonne la chamboule, amenant Monsieur à se dire que, peut-être, il peut retrouver des sensations perdues, « remiser toute idée de mort ». Mais est-il concevable qu’une petite bonne puisse réorienter le cours des choses… ?

Au plus près de l’intimité de trois êtres profondément blessés, mais différemment, La petite bonne réussit admirablement à écrire les effets de la violence de la guerre et des appartenances de classe et de genre sur les destinées individuelles. L’autrice les écrits d’autant plus justement qu’elle sait saisir ces instants où, miraculeux mais fugaces, des rêves et des désirs se rencontrent dans l’espoir d’un apaisement, d’une vie meilleure.

Chroniqueuse : Eliane le Dantec

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