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Guylian Dai, Souvenirs de la maison de l’aube, Éditions Fables fertiles, 11/03/2025, 102 pages, 15 €.

Guylian Dai, avec Souvenirs de la maison de l’aube, nous convie à une traversée singulière, celle d’Ilhan, homme contemporain dont l’armure sociale se fissure sous le poids d’une existence désaccordée. Ce roman se déploie non comme une simple chronique de la dépression, mais comme une cartographie intime et poétique des secousses qui préludent à une potentielle métamorphose. Dès les premières pages, une introspection onirique immerge le lecteur dans un paysage mental où le deuil d’une identité figée, et la quête d’une lumière nouvelle constituent la trame d’un récit à la fois ancré et éthéré. L’aube, ici, n’est pas promesse d’un jour nouveau mais espace liminal, où la conscience cherche à se réinventer face à l’effritement de ses certitudes.

L’éveil dans l’obscur

Le roman s’amorce sur une vision intérieure poignante : Ilhan, dressé au bord d’une falaise de l’âme, est confronté à des échos de lui-même qui signalent une crise profonde. Cette “obscurité” qu’il “écoute” est le terreau d’une désorientation existentielle, symptôme d’une aliénation professionnelle et intime. La “maison-vie“, dont il interroge les fondations, vacille. Ce n’est pas un effondrement spectaculaire, mais une lente désintégration, le “voile qui [le] sépare du monde vigile” devenant “mince“. Autour de cette figure centrale gravitent des personnages qui sont autant de facettes de son univers ou de sa psyché : Anna, sa fille, ancre aimante et source d’une angoisse filiale inversée ; Leutorc, incarnation d’une rationalité managériale desséchante, “corporate” jusqu’à l’absurde ; Auguste, figure solaire et marginale, poète involontaire du quotidien ; et Elmina, dont la présence fantomatique traverse le récit, clé d’une possible réconciliation avec un passé douloureux. Ces interactions, souvent minées par le non-dit ou l’incompréhension, tracent le chemin d’Ilhan vers une prise de conscience diffuse, une “intimité au rêve” qui annonce un “besoin de [s]’affranchir“. La “lumière humaine” qui “manque de se glisser en bien des endroits” est le moteur silencieux de cette quête.

La polyphonie intérieure et ses échos

Souvenirs de la maison de l’aube tisse sa toile narrative autour de moments clés qui résonnent comme autant d’étapes initiatiques. La confrontation onirique initiale n’est pas fuite mais mise à nu : les fragments d’une identité morcelée appellent à un délaissement pour entrevoir une aube. Cette multiplicité du “je” devient la matrice d’une révolte sourde.
La rencontre avec Auguste, “animal baroque à l’accoutrement élimé de dandy“, est une trouée lumineuse. Auguste, avec sa canne Milord et sa philosophie improvisée, incarne une dignité poétique face à la déréliction sociale. Il est “le doux électron, que si peu savent faire taire“, un miroir inversé pour Ilhan. Sa critique instinctive de la tristesse ambiante (“pourquoi tu fais la gueule ? Tu crois que c’est pas ta faute, si le monde est triste ?”) secoue Ilhan. C’est une ode à la magnificence de l’être brut.
Le dialogue avec Anna, sa fille, révèle la complexité des liens filiaux face au deuil et à la fragilité psychique. La sollicitude d’Anna, son angoisse, deviennent pour Ilhan un rempart, mais aussi une assignation. La parole d’Anna (“Maman est morte !”) souligne le hiatus entre le réel factuel et la perception intérieure d’Ilhan, où le souvenir d’Elmina, son épouse défunte, conserve une prégnance bouleversante.
L’influence d’Elmina, figure aimée et perdue, et de ce “Mon Bel Oiseau” qui semble parfois l’incarner, traverse le roman comme un fil d’Ariane mémoriel. Les dialogues intérieurs, ou peut-être plus, qu’Ilhan entretient avec son souvenir, opèrent une lente réconciliation. Les interrogations sur son départ trouvent un apaisement non dans des explications rationnelles mais dans une acceptation qui touche au mystique.
Au cœur de cette quête, le rapport au travail. Leutorc et la novlangue managériale (“team building”, “conf’ call”, “corporate“) sont dépeints avec une ironie douce-amère. Sa décision de s’octroyer du temps est le premier acte d’une insoumission existentielle.
L’écriture de Guylian Dai, sensorielle et introspective, utilise une polyphonie intérieure où les “je” d’Ilhan se confrontent. Figures récurrentes – l’oiseau comme messager, le rêve comme espace de vérité – structurent cette exploration des “régions largement insoupçonnées“.

Vers la maison de l’aube

Souvenirs de la maison de l’aube résonne profondément avec notre époque. Que signifie “vivre”, au-delà des injonctions sociales et des routines sécurisantes mais mortifères ? L’errance d’Ilhan est une réponse possible à l’asphyxie contemporaine. Son cheminement, marqué par une “dé-programmation“, n’est pas une régression mais une tentative de refondation.
L’universalité du propos est palpable. La “maison de l’aube” n’est pas un lieu physique, mais un état de conscience à reconquérir. Elle rejoint la littérature du dépassement. Ilhan devient ce “vagabond gagné au frisson de l’azur“, découvrant que la véritable révolution est celle du regard.

L’élan final d’Ilhan, suggéré par une volonté de tracer “une voie, comme elle aura à être dessinée“, marque une rupture avec le passé tout en ouvrant une perspective infinie. Il aspire à “larguer les amarres“. Même les échos extérieurs, comme la rumeur concernant Auguste entendue à la Poste, loin de clore le récit sur une note uniquement tragique, sont réinterprétés à travers le prisme de cet élan vital : “Auguste a inventé une idée de l’homme plus grande que nature et s’est hissé au ciel de son vivant.” C’est un hommage à la poésie de l’existence. La véritable issue se niche dans le “Je m’extrais bientôt du berceau“, dans cet appel à ses proches, cette promesse : “M’arracher des disjonctions obtuses me rapproche de nous.” L’aube, chez Guylian Dai, est cet instant suspendu où la fragmentation cède la place à une possible harmonie. Un roman qui, par sa densité émotionnelle et sa finesse psychologique, laisse une empreinte durable, une invitation à chercher, chacun, notre propre maison de l’aube.

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