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Jean-Philippe de Tonnac, Le temps minéral de la guérison, Actes Sud, 02/04/2025, 205 pages, 19,50€

Jean-Philippe de Tonnac, Le temps minéral de la guérison

Je venais d’élire depuis quelques jours domicile dans un petit village du Sud de la France, aussi célèbre pour son curé que pour son boulanger – Roland Feuillas – l’homme le plus débonnaire et généreux qu’il me fut donné de rencontrer, au point qu’il tint absolument à me présenter son hôte qui achevait – en compagnie d’une amie très chère – Anne Brenon – une enquête sur le catharisme. Je ne suis pas d’un abord facile – plutôt timide et méfiant – mais voilà que l’être étrange qui me serra chaleureusement la main m’inspira aussitôt une confiance illimitée. La “surprise de sa maigreur” me choqua, comme si l’ébranlement immédiat que suscitait l’apparence décharnée de son corps, révélait à la fois l’ampleur d’une quête intérieure inaboutie, et l’écart saisissant entre l’idéal spirituel visé, et la réalité tangible d’une chair mise à l’épreuve. Son expression générale s’apparentait à une gravité tranquille, mais non dénuée d’une pointe de curiosité mélancolique. Ses lèvres, fines et légèrement closes, pouvaient tout aussi bien s’entrouvrir sur une parole profonde que se sceller pour préserver un secret cher. Son cou, dégagé, mettait en avant la tension légère des tendons, signe d’une vigilance aux choses du dehors, mais aussi d’une retenue, comme si l’homme veillait à maintenir une certaine posture digne, à la fois réservée et déterminée. Au plus secret de son âme, on devinait une introspection permanente : comme si, derrière la façade austère, se nichait un feu subtil, une curiosité jamais éteinte. Sa présence, à la fois humble et imposante, suscitait l’image d’un homme capable de scruter en lui-même aussi profondément qu’il contemplait le monde alentour. Et dans ce visage sérieux résonnaient mille récits en suspens — le long trajet d’émotions passées, la promesse d’idées futures —, conférant à sa silhouette une poésie retenue, un mystère qui n’aspirait ni à se dévoiler ni à se taire tout à fait, mais qui semblait murmurer, pour qui voulait bien l’entendre, la promesse inépuisable d’une quête intérieure.

Dans Le temps minéral de la guérison, Jean-Philippe de Tonnac se dévoile, mais ce n’est pas un voile léger qu’il soulève, c’est une muraille de plomb qu’il fait tomber : celle du poids du malheur maternel. « Le cœur d’un enfant ne survit pas au malheur d’une mère », écrit-il avec une lucidité désarmante. Tout est dit, et votre serviteur ne le contredira pas. N’est-ce pas ce lien puissant qui nous a unis ? Cette formule lapidaire résume l’équation impossible à laquelle il s’est trouvé confronté dès ses plus jeunes années – l’incapacité fondamentale à se construire sereinement dans l’ombre d’une détresse maternelle envahissante et d’un père à jamais absent. Comment se « Sauver une mère qui ne se sauve pas, qui n’en finit pas de ne pas se sauver, de mourir, qui de ce fait ne peut vous sauver non plus, mais vous entraîne plutôt, par amour, dans son malheur, est le dilemme de ces années adolescentes dont j’ai cru finir par sortir en préparant mon évasion. »
Jean-Philippe écrit avec précision le dilemme fondamental de ces années adolescentes. Comment survivre à la détresse d’un être aimé quand tous les efforts pour y remédier se heurtent à l’impossible ? Pis encore, comment exister quand la présence même de l’enfant semble aggraver la souffrance maternelle, quand il est perçu comme « la circonstance aggravante » ?

J’ai aussitôt aimé cet être qui me parla de Rainer Maria Rilke, de Gérard de Nerval qui m’étaient déjà relativement familiers, mais tant d’autres que je ne connaissais pas : René Daumal, Sadegh Hedayat, Mâ Ananda Moyî, Hetty Hillesum, Tierno Bokar, autant de personnages sur lesquels il m’encouragea à écrire. Il devint mon éditeur. Jean-Philippe de Tonnac entra dans mon existence pour ne jamais cesser de l’enrichir. Malgré de longues heures à converser sur le visible et l’invisible, à deviser sur la vie qui résiste injurieusement à la mort, je réalisais la grandeur de cet homme qui – comme l’a dit Maurice Maeterlinck : « se mesure à celle des mystères qu’il cultive ou devant lesquels il s’arrête. » J’ai surtout appris de lui que nos paroles ne trouvent leur juste résonance que dans ce silence qui les accueille. On dit que lorsque le disciple est prêt, le maître apparaît. Je saisis désormais pleinement la profondeur de cet adage.

L’artiste de la faim

Cette impuissance constitutive génère un désir d’évasion qui prendra des formes de plus en plus radicales. L’anorexie apparaît alors comme une stratégie clandestine. Dans ce contexte, les symptômes alimentaires deviennent les signes cryptés d’une rébellion silencieuse, d’un refus de participer plus longtemps à ce théâtre de l’impuissance. L’approche de Jean-Philippe se singularise d’emblée par sa vision de l’anorexie comme une véritable « méthode de transport » : non plus une pathologie à soigner en urgence, mais un chemin de métamorphose, un passage alchimique visant à arracher l’individu à son insignifiance pour le conduire vers une existence choisie. Une ascèse par la faim. C’est la promesse d’une émancipation radicale, d’un affranchissement des héritages familiaux, qu’il illustre à travers la métaphore des poupées russes. Comme il l’écrit : « On se déshabille au centre pour que toutes les autres pelures, peaux, empilées par-dessus tombent aussi et on se rhabille pareil, au centre d’abord pour endosser ensuite tout ce qui doit l’être afin d’habiter un jour sa maison. » Dans cette nudité progressive, l’être espère se réinventer, se revêtir d’une peau neuve, enfin libérée de toute sujétion.
Au cœur de ce « processus de désincarnation », Jean-Philippe décrit des expériences s’approchant de l’extase ou du rêve lucide : « perceptions extrasensorielles ; sorties du corps ; manières de transe », comme si l’extrême amaigrissement ouvrait des brèches dans l’ordinaire du monde. « J’ai vu briller l’or du temps », confie-t-il, évoquant l’éclair d’un absolu effleuré à la lisière de l’effondrement physique. Épris d’un absolu dont il pressent la lumière sans en toucher le cœur, Jean-Philippe semble avoir sauté des étapes dans sa quête, brûlant d’un zèle impatient là où la véritable maturation demande lenteur et humilité. Son âme effleure parfois l’état convoité de Ma Ananda Moyî, mais la sagesse, en se refusant à lui, révèle plutôt l’illusion d’un chemin trop ardemment désiré. Entre l’élan ardent de sa foi et la réalité de ses doutes, il chemine dans cette zone crépusculaire où l’ego se perd autant qu’il se purifie. Là réside, en filigrane, la plus grande leçon de tout périple intérieur : se laisser façonner par chaque détour plutôt que de viser l’éclat final d’un seul trait. De cet échec naît une leçon douloureuse, mais essentielle : la réconciliation avec la chair demeure incontournable. L’anorexie, qui se rêvait voie d’ascension vers une pureté déliée du poids familial, n’aura été qu’une tentative inaboutie de libération. Le vrai « transport » commence alors dans cette étreinte nécessaire de la matière, là où la guérison prend racine et où peut éclore, lentement, une incarnation réinventée. Au lieu de transcender la souffrance pour en extraire un sens, comme le proposent Paul Ricœur, Nietzsche et Simone Weil en distinguant douleur physique, souffrance existentielle et ascèse sacrée, Jean-Philippe s’est enlisé dans une vaine quête spirituelle, révélant par là même l’inaboutissement de sa démarche, et l’échec de sa propre mutation intérieure. Il est impossible de se débarrasser d’une influence parentale nocive par cette voie.

À l’image de « l’artiste de la faim » kafkaïen, Jean-Philippe de Tonnac se lance dans une quête éperdue de purification, où la privation n’est plus un simple moyen de maigrir, mais un rite absolu de maîtrise de soi. Dans ce silence vorace, où le corps s’efface pour tenter de toucher l’infini, se joue la même dialectique fiévreuse entre désir d’échapper aux contraintes du monde et vertige de l’abîme intérieur. Car si le jeûneur de Kafka finit par incarner la vacuité ultime, Jean-Philippe lui, en fera une autre expérience : nul absolu ne se conquiert sans la chair, et cet « art de la faim » se heurte tôt ou tard au sol implacable de l’incarnation, rappelant que toute transcendance demeure un pacte fragile avec les forces du vivant.
Pourtant, cette tentative d’évasion par l’anorexie ne se soldera pas forcément par un échec cruel. « La voix qui me susurrait à l’oreille le plan de mon évasion, qui me fit sortir de la cage et qui, sitôt que je fus sorti, comme si j’avais négligé un détail de ce plan, me jeta violemment à terre en hurlant : “Pas sans le corps, avec le corps.” ».
Cette leçon, apprise dans la douleur, deviendra le point de départ d’un long processus de guérison, d’une lente réconciliation avec l’incarnation. Il est devenu bien plus grand dans son échec que les triomphateurs du monde repus de leurs succès.

La verticale des âmes

Deux fenêtres s’ouvrent dans la nuit – l’une sur l’avenue du Vercors, l’autre sur la rue de la Vieille Lanterne. Entre ces deux béances, un siècle et demi d’écart, mais un même vertige, une même gravitation vers l’abîme. Françoise franchit le cadre de sa fenêtre au septième étage tandis que Nerval, par une nuit de janvier 1855, suspend son corps aux barreaux d’une grille. Deux âmes qui ont choisi la verticale pour quitter un monde devenu trop lourd, trop plat, trop opaque.
« Difficile pour les générations suivantes de se recueillir, » écrit Jean-Philippe, « difficile pour la lignée de faire œuvre de mémoire«  à propos de « l’affreuse crémation qu’elle semblait avoir souhaité » Pourtant, dans cette double chute, quelque chose demeure suspendu – une question sans réponse, un cri sans écho, mais aussi peut-être un passage vers ces ponts par lesquels les dialogues semblaient renoués que Nerval avait su jeter entre les mondes avant que sa propre voix ne s’éteigne.
Alphonse de Lamartine qui avait écrit « l‘homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux » et la mère qui s’ouvrait un chemin vers le Grand silence partagent cette tentative désespérée de franchir la frontière de l’être. Deux corps en chute, deux âmes en quête d’un envol impossible. Deux absences qui, paradoxalement, deviennent présences obsédantes pour ceux qui restent – le fils qui cherche à comprendre, le lecteur qui tente de déchiffrer.
Entre la chambre désertée de la mère et l’allée des Brouillards où errait le poète, une même brume s’étend – celle de l’incompréhension fondamentale face à ce geste ultime. Mais c’est peut-être dans cette brume même, dans cet espace indéfini entre présence et absence, que commence le véritable travail de guérison, cette lente réconciliation avec l’irréparable que Tonnac entreprend en plantant ses racines à Montmartre, là même où Nerval avait tenté de soigner ses propres démons.
À l’écart des sentiers touristiques de Montmartre, le Château des Brouillards se dresse comme un vestige d’un autre temps. C’est là que Gérard de Nerval, « l’être le plus délicat et le plus poète qui ait séjourné sur la terre » selon les mots de Jean-Philippe, venait chercher refuge loin de ses démons. Cette demeure humble avec « son arbre penché qu’un étai héroïquement soutient » demeure un lieu chargé de résonances pour qui sait en percevoir les échos.

Dans Le temps minéral de la guérison, Jean-Philippe de Tonnac évoque son installation au 8 rue Charles-Nodier comme un acte d’enracinement crucial après des années d’errance intérieure. « Montmartre a cristallisé pour moi une mythologie intime faite de symboles comme celui de la montagne reliant la terre au Ciel (…) de postures d’artistes et de saints, de ‘chambre à soi’ où on a le droit d’écrire. »
Ce n’est pas un hasard si l’auteur choisit de s’établir dans ce lieu où Gérard de Nerval avait séjourné, où il avait été soigné en 1841 à la clinique du docteur Blanche. La Butte devient pour Jean-Philippe un espace de transition, une frontière entre deux états d’être, tout comme elle l’avait été pour le poète romantique. L’allée des Brouillards, que Nerval arpentait jadis, incarne cette zone liminale où « la présence subtile de Nerval » peut encore être ressentie « comme une odeur de rose. »
Pour l’auteur, Montmartre représente ce « Mont Analogue choisi par cœur, par amour, choisi pour planter mes racines, maintenant que la plante l’exigeait. » Une référence à René Daumal. Ce lieu de guérison permet à Jean-Philippe de jeter des ponts entre son expérience de déracinement et celle de Nerval, entre la fragmentation et la reconstitution de l’être. De son balcon surplombant le Sacré-Cœur, l’écrivain trouve enfin un point d’observation sur le monde, lui qui a si longtemps vécu dans l’invisibilité. Montmartre se révèle être un véritable « château des brouillards, » selon l’expression consacrée, un espace liminal où les frontières entre le rêve et la réalité, entre le corps et l’esprit, tendent à s’estomper, ouvrant la voie à une réconciliation profonde avec soi-même et avec le monde.
Gérard de Nerval, qui avait su « jeter sur l’abîme ces ponts par lesquels les dialogues semblaient renoués,«  devient ainsi pour Jean-Philippe de Tonnac un guide posthume dans sa propre quête d’incarnation. Le choix de donner à sa fille le prénom d’Aurélia, en référence à l’œuvre emblématique du poète, scelle cette filiation spirituelle, cette reconnaissance d’un compagnonnage à travers les âges. Dans les brumes de Montmartre, deux âmes en quête ont ainsi trouvé, à des époques différentes, un même port d’attache pour naviguer entre les mondes visibles et invisibles.

La Rose et l’abîme

La visite à cette tombe devient un pèlerinage initiatique. Jean-Philippe décrit avec une précision émotionnelle ce moment où, agenouillé près de la sépulture du poète, il pose sa main sur la pierre : « Je sentis à cet instant, dans mon bras gauche et jusque dans ma nuque, l’équivalent d’une décharge électrique, mais les mots sont mal choisis, la tonalité trop matérielle. » Cette expérience quasi-mystique scelle l’alliance entre les deux hommes, une reconnaissance mutuelle par-delà les frontières du visible.

Il y a des rencontres qui transcendent le temps et l’espace, des dialogues silencieux qui s’établissent entre des âmes séparées par les décennies, mais unies par une même quête. La relation entre Jean-Philippe de Tonnac et Rainer Maria Rilke appartient à cette catégorie de liens mystérieux et essentiels.
Tout commence par une image, une photographie anodine découverte à Aix-en-Provence au hasard des recherches : une église dans les montagnes suisses. Rien dans ce cliché en noir et blanc ne semble justifier l’attention particulière que lui porte Jean-Philippe. « Le hasard n’est que la volonté de dieu que nous apercevons trop tard », écrivait Maurice Maeterlinck. Pourtant, comme guidé par une intuition inexplicable, il se met à chercher des informations sur ce lieu. Il découvre alors que cette église de Rarogne, dans le Valais, abrite la sépulture de Rainer-Maria Rilke. Une coïncidence ? Peut-être. Mais dans l’univers de Jean-Philippe Tonnac, les coïncidences sont souvent des rendez-vous secrets avec le destin, dont la seule fonction est de masquer notre ignorance des grandes lois de l’univers.

L’épitaphe de Rilke, gravée sur sa tombe — « Rose, ô pure contradiction, volupté de n’être le sommeil de personne sous tant de paupières » — résonne comme un koan zen pour Jean-Philippe, une énigme qui ne se résout pas par l’intelligence, mais par une forme de compréhension intuitive. Cette rose qui est à la fois présence et absence, cette pure contradiction vivante, n’est-elle pas le symbole même de cette relation paradoxale entre les deux écrivains ?
Ce qui fascine chez Rilke, c’est avant tout sa capacité à percevoir simultanément « les deux royaumes«  — celui des vivants et celui des morts, le visible et l’invisible. Il ne fut pas le seul – loin de là. « Dans les Élégies, l’affirmation de la vie et celle de la mort se révèlent comme n’en formant qu’une, » écrit Rilke dans une lettre que Jean-Philippe cite avec révérence. Cette vision unifiée des contraires apparemment inconciliables fait écho à sa propre expérience : lui qui a cherché à s’échapper de son corps pour mieux l’habiter, qui a exploré les frontières de la désincarnation pour revenir à une présence plus pleine au monde.
La solitude rilkéenne, « inextinguible, rendue par ce fait disponible à chacun, » devient pour Jean-Philippe non pas un modèle à imiter, mais une présence fraternelle qui l’accompagne. Comme il l’écrit avec une tendresse particulière : « J’imagine que tous ceux qui ont ‘rencontré’ Rilke un jour dans leur vie ont perçu la profondeur de cette solitude inextinguible, rendue par ce fait disponible à chacun. Comme pour le marin sur les eaux démontées la présence quelque part d’un gardien de phare. » Rilke n’est pas pour Jean-Philippe de Tonnac un maître à penser, une autorité qui dicterait une voie à suivre, mais une lumière qui permet de s’orienter sans prescrire de direction. Une présence qui rassure sans rien imposer, qui éclaire sans aveugler.
Cette relation culmine dans le projet d’une anthologie des poèmes de Rilke sur l’ange, conçue avec Jeanne Wagner. Ce n’est pas un hasard si Jean-Philippe Tonnac se sent particulièrement concerné par cette figure de l’ange rilkéen — cet être intermédiaire, médiateur entre les mondes, qui n’appartient pleinement ni à la terre ni au ciel. N’est-ce pas précisément la position existentielle qu’il a lui-même si longtemps expérimentée ?
Entre les deux êtres s’établit ainsi une correspondance secrète, une reconnaissance mutuelle de deux âmes confrontées à la même exigence : habiter pleinement l’espace paradoxal de l’incarnation sans jamais renoncer à la vision d’un ailleurs. Comme l’écrit Rilke dans une formule que Jean-Philippe aurait pu faire sienne :

La vraie forme de vie s'étend à travers ces deux domaines, le sang du plus grand circuit roule à travers tous les deux ; il n'y a ni un en deçà, ni un au-delà, mais la grande unité dans laquelle les êtres qui nous surpassent, les Anges, sont chez eux.

Dans cette grande unité, par-delà le temps et l’espace, deux voix se répondent et se reconnaissent, deux solitudes s’accompagnent et s’éclairent mutuellement, comme deux roses qui, sans se toucher jamais, se reflètent l’une l’autre dans le même jardin de l’être.

La quête de guérison et les "Êtres Médecine"

Le parcours de Jean-Philippe Tonnac prend un tournant aussi décisif qu’inattendu lorsque, comme il le relate, « un haut amour, amour vibrant trop haut pour moi, me ramena aux alentours des cinquantièmes rugissants […] dans les souffrances, dans le marasme d’un lien âme corps à nouveau totalement désaccordé. » Cette nouvelle épreuve, à défaut de le figer dans une position de victime, le propulse dans une vaste enquête sur les possibilités de guérison qui échappent aux cadres conventionnels de la médecine occidentale.
Cette quête s’incarne dans son livre Le Cercle des guérisseuses, fruit d’un périple à la rencontre de femmes dotées de dons particuliers. « J’ai fait à cet égard, pensent-ils, preuve de forfanterie, » écrit-il avec ironie, anticipant les critiques. Pourtant, cette démarche révèle une évolution significative : l’homme qui avait tenté de s’échapper de son corps par l’anorexie cherche désormais activement des voies de réconciliation avec lui-même.
Son regard sur le « développement personnel » est d’ailleurs ambivalent et nuancé. Il reconnaît que :

Dans un monde secoué de fortes convulsions qui annoncent des mues nécessaires ou une fin prochaine, un monde dont les acteurs sont psychologiquement intranquilles, troublés comme ce monde est lui aussi troublé, profondément malade, les espérances de mieux-être promises par ces techniques ou thérapies ou soins regroupés sous l’appellation “développement personnel” ne sauraient laisser personne indifférent. Le désarroi des acteurs en question, leur souffrance sont tels, d’ailleurs, qu’il est à peu près inévitable qu’ils projettent sur ces aides et secours souvent chèrement rétribués le même regard que le noyé lance à la bouée qu’on a lancée depuis le navire à son intention.

 Il met aussi en garde contre l’illusion d’une transformation instantanée :

Ces impatiences légitimes contredisent pourtant tout ce que chacun sait au plus profond de lui-même, à savoir que les processus de transformation et d'évolution au sein de l'être sont infiniment lents.

Cette tension entre désir de guérison et acceptation de la lenteur du processus constitue l’un des fils conducteurs de sa recherche. Les « Êtres Médecine » qu’il dont il sollicite des processus de guérison ne sont pas pour lui des fournisseurs de solutions miraculeuses, mais des passeurs, des révélateurs qui l’aident à percevoir différemment sa propre expérience. Sur cette route semée d’embûches, l’auteur n’a cessé de rencontrer des figures tutélaires qui, tels des phares dans la nuit, ont éclairé différentes facettes de son être. Rainer Maria Rilke lui a offert une vision des « deux royaumes » et la possibilité de vivre la solitude, non comme un exil, mais comme une condition nécessaire à la création. Gérard de Nerval l’a guidé vers un possible enracinement géographique et symbolique à Montmartre, lui qui avait si longtemps vécu dans un entre-deux spectral. Mais ce sont peut-être les rencontres plus récentes avec les guérisseuses, avec père Mikhaël, avec ces « Êtres Médecine » qui lui ont permis de franchir un seuil décisif – celui d’une prise de parole publique, d’une affirmation de soi qui n’aurait semblé possible quelques années plus tôt.

Ce qui frappe dans ce parcours, c’est sa nature profondément singulière. Pour se guérir du « malheur d’une mère », Jean-Philippe de Tonnac n’a cessé de forger ses propres outils, d’inventer sa propre « médecine » face aux épreuves qui jalonnaient sa route. Comme il l’écrit avec une lucidité : « En fonction des épreuves affrontées, des conditions d’incarnation, de venue au monde, chacun doit se confectionner son protocole de réparation, sa stratégie de cicatrisation, son offensive de croissance. » Cette conviction d’une guérison artisanale, sur mesure, constitue peut-être l’une des leçons les plus précieuses de son témoignage.
Au fil des pages, nous voyons s’opérer une transformation subtile mais profonde de son rapport à la souffrance. Ce qui était initialement fuite et refus devient progressivement acceptation et intégration. Le regard qu’il porte sur son cousin paraplégique célébrant chaque année le « saint peuplier » – l’arbre duquel il est tombé et qui a changé sa vie – témoigne de cette évolution. Il admire chez lui cette capacité à transformer une catastrophe en « une aventure intérieure pour lui inconcevable » et semble, à sa manière, avoir emprunté un chemin parallèle.

De Montmartre à Arunachala : la métamorphose silencieuse

Ce « temps minéral » évoqué dans le titre suggère une transformation lente mais inexorable, où l’auteur, au terme d’une vie de mouvement et de parole, découvre paradoxalement dans l’immobilité et le silence une plénitude nouvelle – comme si son destin le conduisait, par des voies mystérieuses, à incarner cette présence silencieuse et rayonnante qui fut celle du sage d’Arunachala.

Dans Le temps Minéral de la Guérison, Jean-Philippe de Tonnac nous a dévoilé un parcours intérieur qui, par d’étranges résonances, semble le conduire vers une incarnation contemporaine de la voie spirituelle du grand sage hindou Ramana Maharshi.
La migration de Jean-Philippe de la butte Montmartre vers sa montagne gardoise évoque symboliquement le cheminement du sage indien qui, répondant à l’appel d’Arunachala, quitta la vie ordinaire pour habiter la montagne sacrée. Ce mouvement géographique traduit une transformation profonde – du tumulte parisien vers la contemplation silencieuse, de l’agitation sociale vers une présence rayonnante.
À Montmartre, Jean-philippe écrivait : « J’ai le sentiment très précis du radeau de La Méduse lorsque je pense à mon esplumoir montmartrois, espace où, contre vents, contre marées, j’ai travaillé par l’écriture à ma délivrance. » Au pied du mont Bouquet où il réside désormais, cette urgence semble céder la place à une autre temporalité : « Tout s’est maintenant pacifié […], ce désir encore de trouver et d’aligner les mots pour raconter la traversée, celle du cétacé immobile, la mienne aussi, à peine plus animée.« 
Ce « cétacé immobile » qu’est le mont Bouquet devient son Arunachala personnel. Comme Ramana Maharshi, qui passa onze années dans un silence quasi complet, Jean-Philippe s’oriente vers l’ultime sagesse, celle où l’être supplante progressivement le faire, où la contemplation devient plus essentielle que l’expression.
Ramana Maharshi enseignait par sa simple présence : « Les enseignements silencieux étaient toujours à la disposition de ceux qui étaient capables d’en faire un bon usage. » N’est-ce pas vers cette forme d’être-au-monde que s’achemine Jean-Philippe de Tonnac, lui qui a tant cherché à « prendre corps » puis à « prendre parole » ?

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