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Michel Maffesoli, Apologie, Les Éditions du Cerf, 13/02/2025, 352 pages, 24,90€

Dans le théâtre feutré des idées, où les masques tombent rarement et où les réputations se bâtissent souvent sur le sable mouvant des conformismes, l’autobiographie intellectuelle est un exercice périlleux, une mise à nu qui confine parfois au sacrifice. Celle de Michel Maffesoli, intitulée sobrement Apologie (Les Éditions du Cerf, 2025), s’inscrit d’emblée dans cette lignée des testaments exigeants, où le “je” biographique n’est que le prisme diffractant une cosmogonie de la pensée, une relecture passionnée et parfois passionnelle des ferments qui agitent notre contemporanéité. S’y dessine, en filigrane, la figure d’un penseur “de travers“, arpentant les marges du savoir académique, réhabilitant le quotidien et la sagesse populaire, tout en esquissant les contours d’une postmodernité où le sacré, la communauté et l’imaginaire reprennent leurs droits face à la saturation des grands récits modernes.

Le chantier postmoderne et la boussole maffesolienne

L’œuvre s’ouvre sur le constat d’un monde désenchanté, ou plutôt, saturé par les promesses non tenues de la modernité. Michel Maffesoli, en sociologue-vigie, a très tôt perçu cette désillusion sourde, cet effritement des idoles du Progrès, du Rationalisme et de l’Individualisme. « Auf einen Stern zugehen / Nur dieses », cite-t-il en exergue du premier chapitre, « Chroniques », empruntant à Heidegger cette boussole intime qui, face à la cacophonie des systèmes, désigne la quête singulière. Ce “pas encore” qui est déjà là, la montée en puissance d’une tribalisation du social, la résurgence protéiforme du sacré – fût-il profane –, l’effervescence du quotidien comme lieu de sens, constituent la toile de fond sur laquelle se déploie sa trajectoire.
Son approche, nourrie aux mamelles d’une sociologie compréhensive (Durkheim revisité, Sorokin, Simmel) et d’une philosophie incarnée, prend racine dans ce qu’il nomme l’imaginaire social. Il ne s’agit pas d’une fuite dans l’irrationnel, mais d’une plongée dans le substrat symbolique, mythique, émotionnel qui cimente les communautés et informe les représentations collectives. L’”ordre symbolique, toujours en devenir“, voilà le territoire qu’il explore, cartographe patient des mutations de l’âme collective.

L'ascète, le miroir et le double

La réflexion se déplace ensuite vers une figure paradoxale, celle de l’ascète, incarnée dans le Talmud par le nazir. Ce personnage, homme ou femme, qui s’impose volontairement des restrictions (abstinence de vin, chevelure non coupée, évitement des morts), fascine autant qu’il irrite les Sages. Ackermann-Sommer y voit un « proto-influenceur », un modèle dont la discipline et la supposée vertu forcent l’admiration et suscitent l’émulation immédiate : « Si quelqu’un dit : “Voici que je me fais nazir”, qu’un autre l’entend et dit : “Et moi ! et une troisième personne ajoute : “Et moi aussi ! Ils deviennent tous nazir » (Nazir 20b). Le mécanisme est éclairant : l’imitation est instantanée, elle s’opère « dans le temps requis pour prononcer une courte phrase », sans réflexion, sans véritable appropriation. Ce que l’on copie, ce n’est pas tant l’ascèse elle-même, avec ses motivations profondes et ses ambivalences (les Sages critiquant souvent le nazir qui se prive sans raison valable), que l’image de la maîtrise de soi, la détermination affichée. L’auteure tisse ici un parallèle subtil avec la viralité des trends sur les réseaux sociaux : on ne cherche pas à comprendre, on reproduit le geste, on endosse l’identité packagée (la that girl, la tradwife, la go muscu), on devient le double d’un original insaisissable. Le nazir, comme l’influenceur, est cet alter ego idéalisé, mais la chaîne mimétique révèle une forme d’aliénation, un désir qui n’est jamais vraiment le nôtre, toujours médiatisé par le regard de l’autre, diffracté à l’infini dans le « vertigineux palais des glaces » des écrans. L’analyse, nourrie par une lecture attentive des textes et une conscience aiguë des mécanismes psychologiques à l’œuvre, dépasse la simple critique sociétale pour toucher à une question fondamentale sur l’origine et l’authenticité de nos désirs.

Les trois axes cardinaux : relativisme, quotidien, enracinement

Le relativisme comme constellation aléthéiologique

Au cœur de la démarche du sociologue, il y a ce que l’on pourrait appeler une éthique du relativisme. Loin de la caricature d’un “tout se vaut“, il s’agit ici d’une posture méthodologique, d’une prudence intellectuelle face à la “Vérité” monolithique et péremptoire. S’inspirant d’Abélard – « Non veritas, sed aliquid verisimile », “non pas la vérité, mais quelque chose de vraisemblable” – Michel Maffesoli forge le concept de “constellation aléthéiologique” : une pluralité de vérités, parfois contradictoires, coexistant et éclairant, chacune à sa manière, une facette du réel. Cette perspective, héritée aussi de Georg Simmel, permet de “relativiser la Vérité et mett[re] en relation les vérités plurielles“. Elle est une critique radicale du scientisme et de sa prétention à un savoir totalisant, et une invitation à la modestie, à l’écoute du probable.

L'Anodin sacralisé, ou la sagesse de l'instant

Si la modernité a privilégié les grands systèmes, les idéologies et les structures surplombantes, Michel Maffesoli opère un retournement copernicien en plaçant le quotidien au centre de sa réflexion. L’anodin, le banal, le vécu de tous les jours deviennent le lieu d’une épiphanie du sens. Il réhabilite “le pain substantiel” (epi-ousion) de la prière dominicale, ce concret existentiel où s’éprouve l’être-ensemble. Son concept de “corporéisme mystique” tente cette synthèse audacieuse du corps et de l’esprit, du ciel et de la terre, du mythe et du quotidien. C’est une sociologie sensible, attentive aux “émotions populaires“, à la “centralité souterraine” qui, à l’insu des élites, tisse la trame du social.

L'errance eondatrice : du terroir Cévenol aux 'Holzwege' Alpins

La pensée de Michel Maffesoli se nourrit d’un paradoxe fécond : celui d’un “enracinement dynamique”. Ancré dans son village cévenol de Graissessac, il est en même temps un Wandervogel, un errant intellectuel qui parcourt les Holzwege, ces chemins de traverse de la pensée heideggérienne. La figure de Dionysos, dieu bifrons, à la fois enraciné et nomade, sauvage et civilisateur, illustre cette complexio oppositorum qui est au cœur de sa vision du monde. L’enfance, avec ses “promenades juvéniles” dans les forêts de châtaigniers, la cape du grand-père muletier, devient le lieu mythique d’une initiation à cette pensée du lien, à cette écoute du monde qui ne sépare pas mais relie. “Qui pense grandement, il lui faut errer grandement“, affirme Heidegger, une maxime qui semble guider toute l’entreprise du sociologue.

La spirale d'une pensée, le verbe d'une légende

L’architecture même de l’Apologie reflète la nature de cette pensée en mouvement. Ce n’est pas une progression linéaire, mais une écriture en “palimpseste : écrire, effacer, réécrire“, une pensée en spirale qui revient sur ses intuitions fondatrices pour les approfondir, les nuancer, les mettre en tension. Il se définit comme un trouvère, celui qui “trouve” au-delà de la “pensée calculante” des scientistes, un découvreur de “l’histoire secrète d’une œuvre“. Sa legenda, “Ce qui doit être lu“, n’est pas un dogme, mais une invitation à une lecture active, à une réappropriation.
Le dessein global est une critique radicale de l’idéologie progressiste, de son déni de la tradition, de sa peur du sacré, de son oubli de la communauté. Michel Maffesoli y oppose une “métapolitique“, un “ordre symbolique” alternatif, où la “reliance” traditionnelle, l’émotion partagée, le localisme et le “Gai savoir” populaire retrouvent leur légitimité. La figure du penseur solitaire, du frondeur, de l’hérétique assumé (“Opportet haereses esse” – “Il faut qu’il y ait des hérésies“), hante ces pages comme un écho à la rose d’Angelus Silesius, cette “Ros’ ist ohne warum“, “La rose est sans pourquoi“, symbole d’une existence qui ne se justifie pas, mais s’éprouve.

L’Apologie de Michel Maffesoli est, on l’aura compris, une œuvre dense, parfois ardue, toujours stimulante. Elle n’est pas seulement le bilan d’une vie intellectuelle foisonnante, mais une méditation profonde sur le courage de penser “de travers“, sur la nécessité de “jouer avec le feu” dans une époque qui voudrait aseptiser la pensée. C’est un appel à l’insurrection des consciences face au “conformisme logique” des “âmes balourdes“. Et c’est, peut-être, ce dont notre temps, en quête éperdue de sens et de communauté, a le plus urgemment besoin. Une lecture qui, à l’image de l’œuvre de Bernanos que l’auteur affectionne, “étouffe en moi, je suis sa prison, non pas son autel“, nous invitant à libérer, en nous et avec elle, cette vérité qui cherche sa lumière.

Image de Chroniqueur : Maxime Chevalier

Chroniqueur : Maxime Chevalier

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