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Une chauve-souris guide le deuil d’une fille aimante

Julie Cayeux, Le charabia des chauves-souris, Atelier de l’agneau, 26/11/2025, 80 pages, 18€

Que faire quand la mort s’invite le lendemain de Noël et que le deuil prend la forme d’une chauve-souris sarcastique ? Dans Le charabia des chauves-souris, Julie Cayeux dynamite le récit de filiation avec un humour noir dévastateur. Découvrez comment ce livre transforme l’absurdité du néant en une résilience féroce, prouvant que l’écriture reste le meilleur rempart contre la folie.

Le charabia des chauves-souris ou le récit d'un deuil brutal

Il existe des dates charnières qui scindent l’existence en deux, transformant la chronologie intime en un « avant » et un « après » irrémédiable. Pour Julie Cayeux, cette rupture tectonique porte le sceau d’un lendemain de fête, le 26 décembre 2016, jour où la banalité des restes de Noël se fracasse contre l’absolu du néant. Le récit s’ouvre sur cette collision brutale entre la domesticité rassurante – un père rangeant la vaisselle, des bavardages qui se diluent – et l’irruption soudaine de la mort qui « amasse des gravats pour rouiller ses organes« . Julie Cayeux dissèque avec une lucidité effrayante la mécanique de la sidération, ce moment où le temps se dilate et où les gestes les plus familiers deviennent étrangers.

La prose capture l’invasion du domicile par l’urgence médicale, métamorphosant les secours en une colonie d’insectes, des fourmis rouges qui s’infiltrent dans la maison pour gérer la catastrophe. L’auteure restitue la violence du vocabulaire administratif qui tente de codifier l’innommable, incarné par une « bouche crétine » prononçant la sentence avec une syntaxe douteuse : « Monsieur C. est actuellement décédé« . Ce drôle d’adverbe, « actuellement », devient le symbole de l’absurdité bureaucratique face à l’éternité, insinuant faussement un état temporaire là où règne le définitif. Julie Cayeux excelle à peindre cette dislocation du réel, où la terreur percute les corps comme un semi-remorque, laissant les survivants à l’état de « flaques médusées« .

La chauve-souris comme guide des ténèbres

Pour naviguer dans cet archipel de la douleur, Julie Cayeux convoque une figure tutélaire aussi improbable que fascinante : une chauve-souris. Le chiroptère s’impose comme un personnage à part entière, un coach sardonique mandaté par l’univers pour « coacher le deuil » de la narratrice. Cette créature, perchée au-dessus des têtes alors que le drame se noue, incarne la porosité soudaine entre la raison et la folie douce, entre le monde visible et les territoires de l’ombre. Elle marmonne des citations de Victor Hugo, dispense des conseils dégoulinants de cynisme et impose sa présence bruyante pour combler le silence sépulcral.

L’ouvrage bascule alors dans un réalisme magique urbain où le chagrin autorise toutes les transgressions sensorielles. Julie Cayeux décrit un quotidien hanté où les frontières s’effacent : une simple course en grande surface devient le théâtre d’une séquence hallucinatoire où le quotidien se fissure, indifférent à la banalité environnante. Ce bestiaire psychique, où les chauves-souris côtoient d’autres manifestations du trauma, matérialise la fragmentation de l’esprit face à la perte. La chauve-souris, avec ses réincarnations multiples – de la pirate au philosophe – devient l’ancrage paradoxal de la narratrice, une voix intérieure qui permet de « ne pas couler » quand la raison menace de se disloquer.

L'héritage de la mélancolie

Au centre de ce tourbillon onirique se dessine, par touches impressionnistes, la figure de « Monsieur C. », ce père dont l’absence sature chaque page. La romancière brosse le portrait d’un homme complexe, dont le sourire était souvent « taché de tristesse« . Il apparaît comme un être de failles et de tendresse, traînant derrière lui un « sac de trouilles » et des tourments anciens, mais capable de bâtir un enclos pour dompter ses regrets. C’est un homme qui aimait les Rolling Stones, l’humour grotesque et les jeux de mots pourris, utilisant la dérision comme un bouclier contre la mélancolie.

L’auteure explore la dimension créatrice avortée de ce père, un écrivain dont la plume s’était figée, victime d’une « dilatation » et de l’ennui. Il y a dans ce récit une volonté farouche de reprendre le flambeau, de « composter les regrets » pour que les écrits inachevés de Monsieur C. survivent à travers la prose de sa fille. Julie Cayeux transforme l’héritage paternel – ce mélange de poésie inaboutie et de fragilité – en une force motrice. Elle évoque avec une infinie délicatesse cet homme qui « cueillait un poème dans les yeux d’une mouche« , révélant ainsi la filiation artistique qui unit l’auteure à ce père disparu, dont elle prolonge désormais la voix.

La satire des rituels, du formol à l'invisible

Avec une verve caustique, Julie Cayeux s’attaque à la mise en scène sociale de la mort, soulignant l’inadéquation totale entre la douleur intime et les protocoles marchands. Elle dépeint les pompes funèbres et leurs « fourmis » venues paqueter la dépouille, l’absurdité du choix d’un cercueil sur papier glacé, « une boîte à brûler » qui scelle une transaction financière autant qu’un adieu. La critique se fait acerbe face au « maître de cérémonie« , qualifié de « pingouin cauteleux« , qui gère l’émotion à la minute près, transformant le recueillement en une logistique de galerie marchande. L’auteure rejette la fadeur standardisée des chambres funéraires pour leur préférer un sanctuaire bricolé, fait de vinyles et de cannabis, rendant à son père sa singularité rebelle.

Cette satire des convenances trouve son contrepoint dans la quête éperdue de sens à travers l’ésotérisme. Julie Cayeux raconte avec un humour noir décapant une tentative ésotérique vers laquelle elle se tourne pour établir le contact avec l’au-delà. Sans toutefois ridiculiser cette démarche, l’auteure en souligne la nécessité vitale : peu importe l’étrangeté du procédé, les détails qui émergent offrent une « gadoue mentale » qui comble de bonheur et apaise temporairement la plaie de l’absence. C’est dans cette tension entre le rejet des rituels froids et l’embrassement d’un mysticisme réconfortant que le récit trouve sa justesse humaine.

 

L'écriture comme exorcisme

Le charabia des chauves-souris est une œuvre de résilience radicale, où l’écriture opère une transmutation alchimique de la douleur. Julie Cayeux déploie une langue organique, charnelle, qui refuse les euphémismes pour « suturer la menace » et coudre un « trompe-l’œil » sur le néant. Son style, qui amalgame le trivial (« sac à merde« , « purée« ) et le sublime, reflète la texture même du deuil : un chaos où le rire et les larmes sont indissociables. En donnant corps à ses chimères et en laissant les morts occuper l’espace, Julie Cayeux accomplit la promesse tacite faite à son père : empêcher que sa vie ne soit qu’une rature, et faire de son absence un poème qui gicle dans la nuit.

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Rarement un roman ne donne l’impression d’entrer à la fois dans une maison, un village et une mémoire comme Kaïssa, chronique d’une absence.

Dans les hauteurs de Kabylie, on suit Kaïssa, enfant puis femme, qui grandit avec un père parti  en France et une mère tisseuse dont le métier devient le vrai cœur battant de la maison. Autour d’elles, un village entier : les voix des femmes, les histoires murmurées, les départs sans retour, la rumeur politique qui gronde en sourdine. L’autrice tisse magistralement l’intime et le collectif, la douleur de l’absence et la force de celles qui restent, jusqu’à faire de l’écriture elle-même un geste de survie et de transmission.

Si vous cherchez un roman qui vous serre le cœur, vous fait voir autrement l’exil, la filiation et la parole des femmes, ne passez pas à côté de Kaïssa.

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