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Sophie Bessis, La civilisation judéo-chrétienne : anatomie d’une imposture, Les Liens qui libèrent, 12/03/2025, 124 pages, 10 €

Dans le concert des voix intellectuelles qui s’efforcent de décrypter les soubassements idéologiques de notre temps, celle de Sophie Bessis résonne avec une clarté et une rigueur singulières. Son dernier essai, La civilisation judéo-chrétienne : anatomie d’une imposture, prend à bras-le-corps une expression devenue un raccourci de pensée, un véritable mot de passe idéologique. Derrière son apparente évidence, Bessis nous montre qu’elle cache des siècles de manipulations historiques et d’usages politiques. L’historienne nous invite à une passionnante enquête sur les origines et les fonctions de ce terme qui influence, bien plus qu’on ne le croit, notre vision du monde actuel.

Genèse d'une formule suspecte

Dès les premières pages, Sophie Bessis pose une question simple mais essentielle : comment une formule aussi “saturée d’idéologie” a-t-elle pu devenir une idée si banale, un fondement de tant de discussions politiques et culturelles qu’on ne la remet plus en cause ? Son travail ne consiste pas à pointer des coupables, mais à comprendre le mécanisme de cette “imposture“. La “civilisation judéo-chrétienne“, explique-t-elle, est une “extraordinaire trouvaille sémantique et idéologique“. Ce qui est frappant, c’est de constater que sa popularité est récente – environ quarante ans – alors qu’elle est en totale contradiction avec des siècles d’histoire européenne. Pendant longtemps, le judaïsme n’était pas vu comme un partenaire de l’héritage européen, mais comme l’autre, l’opposé, parfois même le bouc émissaire contre lequel l’identité chrétienne s’est définie. Sophie Bessis ne se contente pas de cette observation. Elle remonte le fil de cette construction, en explore les racines intellectuelles et politiques, et ses buts souvent cachés. Son livre est un avertissement : méfions-nous des mots que nous répétons sans y penser, ces “vérités alternatives” qui finissent par déformer notre perception de la réalité. Connaissant bien les jeux d’identité et les batailles de mémoire, l’historienne rappelle qu’on nous a longtemps appris que l’Europe avait des racines “gréco-latines“. Ce glissement vers un récit “judéo-chrétien” montre, selon elle, un recours croissant et discutable au “registre religieux pour qualifier tout fait de culture“. Ce n’est pas un changement de vocabulaire : c’est une véritable réécriture de son histoire par l’Occident, une tentative de se donner une nouvelle origine, peut-être plus unie et plus facile à utiliser dans les débats actuels. La diffusion de cette formule, surtout depuis les années 1980, correspond à un changement majeur dans le regard sur la Shoah – passant du silence à une mémoire centrale – et à une nouvelle façon pour l’Occident de se voir par rapport au reste du monde, notamment au monde arabo-musulman. Cette expression, montre l’auteure, sert moins à décrire une histoire complexe et nuancée qu’à affirmer une identité occidentale fermée, traçant des frontières culturelles et géopolitiques. C’est devenu, souligne-t-elle, une “arme redoutable“, utilisée autant par les extrêmes droites européennes que par des dirigeants comme Benyamin Netanyahou, qui s’en est servi pour se présenter en “défenseur de la civilisation judéo-chrétienne contre la barbarie musulmane“. Sous l’analyse, l’évidence s’effrite : la formule est bien plus qu’un constat, c’est un programme, un slogan idéologique, un outil politique.

Oublis, exclusions, récupérations : les coulisses d'une imposture

Un des arguments forts de Sophie Bessis est de montrer à quel point l’idée de “civilisation judéo-chrétienne” repose sur l’oubli volontaire, voire la négation, d’une grande partie de l’histoire. L’expression, écrit-elle, permet de “clore sans autre forme de procès la longue séquence de l’antijudaïsme chrétien” et d’ignorer que l’Europe chrétienne s’est bâtie, en partie, contre “l’altérité juive“. Cet effacement de la mémoire est crucial : il transforme des siècles de persécutions, de mépris religieux et de discriminations en une sorte de fraternité de toujours, une histoire commune qui aurait existé depuis l’origine. Sophie Bessis retrace avec précision cette longue et douloureuse histoire de l’antijudaïsme, de l’accusation de “peuple déicide” aux pogroms, rappelant que le nazisme ne vient pas de nulle part, mais s’est nourri de “siècles de tradition antijuive” en Europe. Après le choc de la Shoah, et un temps de silence, la reconnaissance du génocide a mené, paradoxalement, à une forme de “judéophilie officielle“. Ce soutien, s’il cherchait à réparer le passé, a aussi eu pour effet d'”occidentaliser” l’image du judaïsme, le coupant de ses racines orientales pour en faire un “sujet d’histoire exclusivement européen“. Cette réintégration partielle s’est faite au prix d’une simplification de son histoire. Pendant que le judaïsme était ainsi intégré – ou récupéré – dans un récit occidental modifié, l’islam subissait un traitement opposé. La formule « judéo-chrétien », selon l’historienne, sert à “expulser” le troisième grand monothéisme. Les liens historiques, les figures communes comme Abraham, Marie ou l’archange Gabriel, qui montrent des continuités entre les trois traditions, sont souvent oubliés. Sophie Bessis souligne aussi l’existence ancienne d’un sionisme chrétien, bien avant le sionisme politique juif du XIXe siècle. Dès le XVIIe siècle, certains théologiens voyaient le retour des Juifs en Terre sainte comme une étape vers l’accomplissement des prophéties chrétiennes. Cette idée est encore très présente chez certains courants évangéliques, notamment aux États-Unis, qui soutiennent Israël pour des raisons liées à leur propre foi. Ainsi, la formule “judéo-chrétien” sert à marquer une “frontière entre le Nord” et “les Suds“. Il est intéressant de noter que, par un effet de miroir, certains courants islamistes radicaux ont repris cette terminologie pour dénoncer un “complot judéo-chrétien” contre l’islam. L’usage actuel du concept par des figures politiques, comme Netanyahou affirmant que “l’Europe se termine en Israël” ou que sa victoire est celle “de la civilisation judéo-chrétienne contre la barbarie“, montre cette récupération politique. Ce discours s’accompagne, en Israël même, d’une dévalorisation de la culture des juifs Mizrahim, originaires des pays arabes. Leur arrivée fut marquée par le mépris, symbolisé par l’aspersion de “DDT“, comme pour les “nettoyer symboliquement de leur part d’Orient“.

Un vernis de vertu, des lames de division : anatomie d’un concept instrumentalisé

L’essai de Sophie Bessis éclaire avec force les tensions identitaires et les conflits de mémoire de notre époque. L’expression “judéo-christianisme” n’est pas une étiquette insignifiante : c’est un outil idéologique puissant, utilisé pour justifier des divisions, légitimer des rapports de force, et donner un vernis moral à des actions politiques souvent contestables. La question israélo-palestinienne en est un exemple douloureux. Sophie Bessis souligne que l’idée d’une innocence fondamentale d’Israël, bâtie sur le souvenir de la Shoah et cette prétendue appartenance à la “civilisation judéo-chrétienne“, l’a longtemps protégé de critiques sérieuses. Elle résume cela par une formule forte : “À l’indispensable innocence d’Israël correspond donc la nécessaire culpabilité des Palestiniens.” Un point très actuel de la critique de l’auteure concerne le “double standard” que les États européens, notamment la France, appliquent aux différentes communautés religieuses. L’auteure se demande pourquoi le communautarisme juif, même lorsqu’il est très affirmé (elle cite les écoles Loubavitch qui enseignent “la seule Torah en ignorant superbement les lois de la République“), est souvent vu avec indulgence, alors que la moindre expression communautaire musulmane est vite suspectée de “séparatisme” et de “menace“. Cette différence de traitement, visible dans les débats publics, comme lors de l’invitation de Netanyahou aux commémorations de la rafle du Vél’ d’Hiv en 2017 – que Sophie Bessis qualifie “d’erreur et de faute” – nourrit un sentiment d’injustice. La mémoire devient ainsi un enjeu de pouvoir, où certains récits sont mis en avant et d’autres oubliés, selon les intérêts du moment.

Alors, que faire face à cette “imposture” adaptable à toutes les sauces, dont Sophie Bessis montre la “plasticité autorisant toutes les utilisations” ? L’autrice ne propose pas de solutions toutes faites. Mais son analyse, par sa profondeur, est déjà une forme de résistance. Elle nous invite à sortir le Juif de ce rôle “exceptionnel” qu’on lui attribue sans cesse, que ce soit en négatif ou en faussement positif. “Jamais le juif n’est comme les autres,” écrit-elle, “jamais il ne peut être un humain ordinaire, ayant droit à la salutaire indifférence de ses contemporains.” L’enjeu, suggère-t-elle, est de se défaire de ces étiquettes. Le livre se termine sur une note d’espoir, fine mais réelle : la possibilité de “retisser les liens rompus de toutes parts et de rebâtir du vivant et du réel à la place des exclusions mortifères” que sèment ceux qui jouent sur les peurs identitaires. En cela, la démarche de Sophie Bessis rappelle celle d’Hannah Arendt.

Pensées rebelles : quand le regard juif dérange l’ordre établi

En effet, la démarche intellectuelle et éthique de Sophie Bessis n’est pas sans évoquer la rigueur et le courage d’une Hannah Arendt. Ce n’est pas seulement la virulence des critiques qui établit ce parallèle – l’accusation de “haine de soi”, par exemple, brandie contre la philosophe après Eichmann à Jérusalem et réactivée contre Sophie Bessis pour son essai, ou le reproche de manquer d’ “amour du peuple juif” (ahavat Israel), adressé aux deux femmes à des décennies d’intervalle. C’est plus profondément la nature même de leur intervention : oser déconstruire des mythes fondateurs, qu’il s’agisse de la “banalité du mal” et du rôle des Conseils juifs pour Hannah Arendt, ou de l’”imposture” du concept de “civilisation judéo-chrétienne” pour Sophie Bessis. Toutes deux, juives et intellectuelles exigeantes, ont été perçues par certains comme trahissant leur “camp” en portant un regard non-conformiste sur des questions identitaires explosives. Comme Hannah Arendt qui, pour avoir décortiqué les rouages du totalitarisme et interrogé les responsabilités, fut violemment attaquée par une partie de la communauté juive et par certains cercles sionistes, Sophie Bessis, en démontant la fabrication d’un Occident “judéo-chrétien” excluant et oublieux, s’expose à l’ire de ceux qui voient dans sa démarche une “déconstruction” dangereuse de l’héritage européen (comme le clame une certaine droite chrétienne traditionaliste) ou un service rendu aux “ennemis d’Israël” (selon la rhétorique de cercles ultra-sionistes). De même qu’Hannah Arendt appelait à penser sans garde-fous, à affronter la complexité du réel sans céder aux simplifications idéologiques, Sophie Bessis nous oblige à regarder en face nos malaises identitaires, nos amnésies collectives et notre façon souvent biaisée de raconter l’histoire.

Cet essai n’est pas seulement une contribution érudite de premier plan à l’histoire des idées et des représentations ; il se lit aussi, et peut-être surtout, comme un geste fort de résistance intellectuelle face aux sirènes de la simplification et de la diabolisation, un appel vibrant à la lucidité critique face aux récits manichéens qui ensemencent la discorde et justifient l’injustifiable. C’est une invitation pressante, en définitive, à regarder l’Histoire – toute l’Histoire, dans ses lumières comme dans ses ombres les plus profondes – et à reconnaître enfin que les identités, loin d’être des blocs monolithiques et figés transmis de génération en génération, sont toujours des constructions mouvantes, complexes, faites d’emprunts réciproques, de métissages féconds, mais aussi de conflits et de transformations incessantes, irréductibles aux slogans binaires et aux formules toutes faites qui servent si bien les stratégies des marchands de haine et les logiques de guerre.

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