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Catherine Bardon, Une femme debout, Les Escales, 05/01/2024, 288 pages, 21,00 €

Catherine Bardon relate le parcours hors du commun de Sonia Pierre née, en 1963, à Lecheria en République dominicaine, de parents haïtiens qui, dans l’espoir d’une vie meilleure, ont quitté leur pays. Sonia Pierre a grandi dans un batey – un campement de coupeurs de canne à sucre – dans lequel les conditions de vie étaient particulièrement dégradées, jusqu’à « laminer » la capacité à résister à la violence et au mépris.
Très tôt, Sonia Pierre a décidé qu’elle ne se laissera pas « laminer » et qu’elle mènera donc une lutte « pour changer la réalité effroyable des bateyes ». À cette lutte pour l’amélioration des conditions de vie va s’articuler son combat acharné « pour le respect du droit à la nationalité de milliers de descendants d’Haïtiens nés en République dominicaine ». Avec ses avancées mais aussi ses nombreux blocages orchestrés par les autorités dominicaines, c’est ce combat qui a fait de Sonia Pierre une militante mondialement reconnue de la lutte pour les droits humains (elle a notamment reçu le prix Robert F Kennedy des droits de l’homme en 2006 et le prix international de la femme de courage en 2010 ; en 2011, année de sa mort, on parlait d’elle pour le prix Nobel de la paix).
Une femme debout retient notre attention, d’une part, pour la précision des faits relatés et, d’autre part, pour l’émotion et la justesse de « la réinvention du réel » à laquelle l’autrice s’est livrée, en se conformant au souci de Mario Vargas Llosa « de n’inventer rien qui n’aurait pu se passer ». Ainsi, avec le père Anselme et Kerline, deux de ses personnages fictifs, Catherine Bardon nous fait accéder à ces interactions singulières et à leurs ressorts subjectifs qui, associés à des événements et faits objectifs, participent de manière décisive à la formation d’un engagement militant.

Les bateyes et le déni de citoyenneté des migrants Haïtiens et de leurs descendants en République dominicaine

Au début des années 1950, comme tant d’autres Haïtiens et Haïtiennes pauvres, André et Maria Carmen, les futurs parents de Sonia Pierre ont cru les recruteurs qui leur présentaient les canneraies de République dominicaine comme un eldorado. Leur désir de s’en sortir dans la vie et leur « fierté d’appartenir à la nation qui avait aboli l’esclavage avant tout autre » étaient tels qu’ils ne virent pas, qu’à la frontière, les rabatteurs les examinaient comme sur un marché aux esclaves.
Si leur jeunesse et leur bonne santé ont été un atout pour leur enrôlement, elles ne résistèrent bien sûr pas à des conditions de vie désastreuses. Le travail particulièrement difficile a été la cause de la mort prématurée d’André ; l’enfermement dans le batey sous l’emprise totale de la compagnie sucrière et « la litanie des grossesses et des fausses couches » ont eu raison des espérances de Maria Carmen.
Cet anéantissement des existences provoqué par la loi implacable des bateyes a nourri la révolte et l’engagement militant de Sonia Pierre. Au sein du mudha (Mouvement des Femmes Haïtiennes Dominicaines) qu’elle créa en 1985, outre les luttes pour la contraception, la scolarisation des enfants, la santé et l’hygiène et la prévention des catastrophes naturelles, Sonia Pierre se battit sans relâche contre la discrimination raciale dans l’accès à la nationalité et à la citoyenneté. Avec le soutien d’instances internationales et malgré la réticence marquée des autorités dominicaines à se conformer aux décisions de celles-ci, Sonia Pierre, bravant les menaces et les insultes, ne cessa pas de souligner que si des parents n’avaient pas de documents attestant de leur nationalité (venus au monde au batey, ils n’avaient pas été officiellement déclarés), leurs enfants nés en République dominicaine, ne pouvaient en être privés.
Comme le rappelle Catherine Bardon, malgré une opiniâtreté à toute épreuve, Sonia Pierre n’est pas parvenue à mettre pleinement fin à la situation d’apatridie des personnes d’origine haïtienne nées dans les bateyes. Notamment, en 2013, « une décision de la cour constitutionnelle dominicaine a déchu rétroactivement plus de 250 000 dominicains, pour la plupart nés de parents haïtiens, les rendant apatrides ». Ou encore, depuis 2016, « telle une meurtrissure, un mur frontalier de 160 kilomètres est en cours de construction entre les deux pays », scellant leur profonde hostilité issue de la colonisation / décolonisation puis du « massacre de Persil » ordonné, en 1937, par le Président Rafael Trujillo (15 000 à 30 000 Haïtiens travaillant dans les plantations de canne à sucre dominicaines furent tués, dont nombre d’entre eux à la machette).

Le père Anselme : de l’accès à la connaissance au combat pour les droits humains

Si le refus du laminage des vies humaines subissant la loi infernale des bateyes a, sans nul doute, été au fondement incorporé et émotionnel des combats menés par Sonia Pierre, sa rencontre avec le père Anselme, membre d’une mission humanitaire canadienne, leur a donné un cadre raisonné et réflexif. L’alchimie qui s’est instantanément produite, entre le père missionnaire totalement dévoué à transmettre des bases scolaires aux enfants du batey de Lecheria et Sonia Pierre avide d’apprendre le monde, a ouvert à celle-ci la perspective d’un engagement informé et indéfectible dans la lutte contre l’injustice.
« Sous le grand manguier » où chaque matin il faisait la classe, Le père Anselme à tout de suite perçu que Sonia « sortait du lot », que sa première motivation à venir l’écouter n’était pas, à la différence des autres enfants et de leurs parents comme elle chroniquement dénutris, le morceau de pain et le verre de lait qu’il leur distribuait, mais le désir immense de savoir qui en faisait une éponge enregistrant pertinemment tout ce qu’il disait. Dès qu’elle vit le père Anselme, Sonia « décida que cet homme elle allait l’aimer. D’autant plus qu’elle n’allait pas le décevoir ». Quant à Lui, il considéra que « répondre à tous ses pourquoi était plus qu’un devoir, la justification de sa présence au batey ».
Prenant en charge les frais de scolarité, le père Anselme permit à Sonia d’intégrer le collège où, pour la première fois de sa vie, elle fut la seule Haïtienne et la seule noire mais où la directrice perçut très vite ses dispositions élevées à apprendre et son sérieux. Celle-ci se mobilisa pour qu’elle obtienne la bourse d’études lui permettant de s’inscrire en droit de la famille à l’université San Geronimo à La Havane afin de devenir avocate.
Grâce au père Anselme qui, sans jamais imposer son propre point de vue, l’a accompagnée dans l’apprentissage de l’analyse et de la liberté, Sonia Pierre « a petit à petit appris à grandir en étant différente ». Au sortir de ses études universitaires, convaincue que l’égalité suppose le respect des différences, « elle était déterminée à exister à égalité avec les autres ».

Kerline : l’amie d’enfance qui a expérimenté le laminage par le batey

Avant que Sonia n’échappe à l’autarcie destructrice du batey en devenant collégienne puis étudiante, elle partagea ses jeux d’enfants avec Kerline, son instinctive amie toujours inventive et joyeuse. Fondé sur l’association des contraires, le solide binôme qu’elle forma avec cette dernière illumina « leur enfance de rien ». Entre les premières tâches ménagères à accomplir pour venir en aide à leurs mères débordées par les soins à apporter à leurs nombreux enfants, le temps de récréation qu’elles partageaient était immanquablement rythmé par les fantaisies irrésistibles de Kerline.
Confinée au batey, Kerline ne résista d’abord pas au sort sans espoir imposé aux femmes. Elle entra tôt dans la maternité et les contraintes qui caractérisent celle-ci quand on ne respire que « le parfum de la misère ». En 1997, quand elle se présenta dans les locaux du Mudha, pour Sonia, « ce fut un choc de constater à quel point les privations l’avaient essorée en un rien de temps » ; déchirée, elle se dit que « Kerline la maline, sa beauté et ses provocations de gamine joyeuse » appartenaient au passé. Elle pensa que désormais « elle était une femme laminée, une femme dont le monde n’était plus le sien » …
Mais, Kerline s’était déplacée parce qu’elle voulait que ses enfants obtiennent la nationalité dominicaine pour pouvoir aller au collège. Aussi, tout en sachant que ce serait très difficile, Sonia Pierre décida de porter le cas de son amie devant la cour interaméricaine des droits de l’homme, « la seule cour habilitée à trancher un tel cas ». Elle avait une dette à l’égard de Kerline qui, en réapparaissant, la reliait au batey et à ses injustices, qu’elle avait l’impression d’avoir négligés en s’en éloignant. Dès lors, Sonia sut que Kerline symboliserait à jamais sa conscience et sa responsabilité vis-à-vis du monde des bateyeros dont elle était issue. Elle ne cessera plus de faire son possible pour les sortir de l’apatridie.

En cet été 2024 en France, Une femme debout fait écho aux débats sur les questions de la nationalité et de la citoyenneté qui, pour le pire et le meilleur, scandent la période électorale. Indestructibles, le courage et le souci des droits humains dont a été pétrie Sonia Pierre incitent à la réflexion et forcent le respect.

Chroniqueuse : Eliane le Dantec

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