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Juliette Granier, Une fille du sud, Gallimard, 06/06/2024,1 vol. 19€

Quel souffle ! Quelle maestria dans le trait et quelle empathie ! Avec Une fille du Sud, son premier roman, Juliette Granier impose d’emblée une voix singulière et habitée, portée par le magnétisme de son héroïne Catalina. Cette jeune femme farouche et entière irradie le récit de sa soif d’émancipation, en lutte contre le poids d’un héritage familial toxique. Mais quel secret se cache au cœur de cette famille catalane ?

Le tableau saisissant d'une famille matriarcale

Dès les premières pages, Juliette Granier plante le décor dans un domaine viticole catalan, un cadre à la fois enchanteur et étouffant. La grand-mère règne en maître-femme tyrannique, dissimulant ses secrets dans un carnet que Catalina découvre par ennui. “Son carnet, je savais où elle le cachait. Elle le glissait dans ses châles de laine au fond d’un tiroir de sa commode. J’allais parfois le lire par ennui.” Mais que révèlent ces pages soigneusement cachées ? Face à cette aïeule castratrice, la mère Angélique semble plier sans rompre. “Angélique la bien nommée, me dis-je. Les railleries, la chaleur, la fatigue et l’indignation, ma mère qui me tourmentait, mes efforts pour m’empêcher d’exploser contre Àvia : tout cela devenait une masse qui voulait sortir de ma peau, se concentrer et frapper comme la foudre.” Catalina doit naviguer dans ce maelström de passions et de silences. À travers le personnage d’Àvia, Juliette Granier crée une figure maternelle aussi imposante que celle de Sido dans le roman éponyme de Colette. Tout comme Sido, Àvia exerce une emprise indélébile sur sa famille, dictant les règles et façonnant les destinées. Les descriptions poignantes de la vie rurale et des relations intergénérationnelles dans Une fille du Sud rappellent le cadre intime et les dynamiques familiales explorées par Colette. Cette analogie renforce la profondeur du récit de la romancière, mettant en lumière les défis universels de l’émancipation personnelle face à des figures maternelles omniprésentes.

Les tensions au sein du clan Magne ne cessent de croître, exacerbées par la présence de Ferràn, le cousin ambitieux. Une espèce de Roubaud dans La Bête humaine. Mais quel est le véritable rôle de Ferràn dans cette saga familiale ? Ce personnage, à la fois fascinant et inquiétant, jette une ombre persistante sur le destin de Catalina. Juliette Granier fait sourdre cette tension permanente, les rivalités et les non-dits se révélant au fil des pages.

La quête d'émancipation de Catalina

C’est dans ce contexte familial tumultueux que Catalina forge sa personnalité lumineuse et déterminée. Dès le plus jeune âge, elle se montre avide de percer à jour les mystères familiaux. “Je pressentais que si j’exprimais réellement ce que je pensais, on m’aurait assimilée à leur groupe (celui des fous).” Cette quête de vérité la conduit à une adolescence marquée par la révolte contre l’ordre patriarcal, incarné par Ferràn. “Je n’osais pas lui dire qu’un violeur était venu habiter chez nous.”
La plume de Juliette Granier épouse chaque frémissement de son héroïne, restituant avec un lyrisme organique bouleversant les paysages âpres de la garrigue, l’amertume des secrets, et la douleur de l’arrachement. Un drame couve, puis éclate, véritable point de bascule dans le destin de Catalina. Quand Ferràn tente d’abuser d’elle, la jeune femme se défend et le blesse avec un couteau. Cet acte de défense désespéré change radicalement sa trajectoire. “Je revis la scène et maintenant je la savourais. Je plongeais et replongeais le couteau dans la chair de Ferràn avec délectation.” Il y a tout le lyrisme de Francis Carco dans Perversité au sein de ces lignes à qui l’académicien Paul Bourget avait dit : “Il faut retourner l’arme contre soi, l’enfoncer jusqu’à ce que la plaie saigne.

Aux commandes du domaine familial, Catalina goûte à une nouvelle forme de liberté, non sans continuer à se questionner sur sa place dans le monde et sa soif d’accomplissement personnel. Juliette Granier explore avec finesse les doutes intimes qui taraudent cette jeune femme en quête d’absolu. La question demeure: parviendra-t-elle à se libérer complètement des carcans familiaux ?

Un récit empreint de sensualité et de violence

L’écriture de Juliette Granier est non seulement lyrique mais aussi profondément charnelle. Elle parvient à capturer la sensualité des paysages catalans et la violence latente dans les relations familiales. Les vendanges, les repas en famille, les moments de solitude dans la nature, tout est décrit avec une précision sensorielle qui immerge le lecteur dans l’univers de Catalina. “Pendant les vendanges, sous le poids des paniers, il (Tony) avait la peau sale, mais ce jour-là, son visage était lavé de frais (…) Partir sur les routes avec lui, c’était vacances, les mots interdits devenaient permis.”
L’auteure ne recule pas devant la brutalité de certaines scènes, comme celle de la tentative de viol par Ferràn, ou la manière dont il dépecé les animaux qu’il chasse. “Ferràn était un chasseur qui avait la particularité d’aimer dépecer son gibier lui-même. J’aime ça, disait-il.” Ces passages, à la fois violents et essentiels, illustrent la tension constante entre la vie et la mort, l’innocence et la corruption.

Un drame familial captivant

Au-delà du parcours initiatique de Catalina, Une fille du Sud est aussi le tableau d’une famille dysfonctionnelle, où chaque membre joue un rôle crucial. Olivia, l’épouse de Ferràn, belle et insaisissable, apporte une autre dimension au drame familial. Sa relation complexe avec Catalina et les autres femmes de la famille ajoute des couches de tension et de rivalité.
Les relations entre les personnages sont tissées avec une telle délicatesse que chaque interaction semble porteuse de signification. Les dialogues sont empreints de non-dits, et chaque geste est chargé de symbolisme. “Olivia, à l’ombre, s’était fait apporter un vin rouge comme rose obscure. Elle tirait le landau de velours pour bercer les filles, tout en fumant d’un air absent. Ce fut l’occasion d’une seconde poussée de révolte dans la cuisine.

Juliette Granier a su, avec une précision et une sensibilité remarquables, restituer les mystères et les secrets qui règnent dans les familles catalanes. Ses descriptions vibrantes des paysages et des coutumes locales évoquent les œuvres de Marcel Pagnol, notamment La Gloire de mon père et Le Château de ma mère. Comme Pagnol avec la Provence, Granier capture l’essence de la Catalogne française, un pays riche en traditions et en histoires familiales complexes. Cette capacité à transcrire avec autant de vivacité et d’authenticité les particularités de sa région d’origine témoigne d’une profonde connaissance et d’un attachement sincère, rendant l’univers de Une fille du Sud à la fois unique et universel.

L’évocation poignante des secrets familiaux et de la domination matriarcale dans Une fille du Sud laisse entrevoir une possible dimension autobiographique. Juliette Granier semble puiser dans une connaissance intime des dynamiques familiales catalanes, souvent dominées par des femmes fortes et énigmatiques. Cette authenticité perceptible dans la restitution des émotions et des conflits suggère que l’auteure pourrait bien avoir infusé son propre vécu dans le tissage de cette saga familiale captivante. C’est ce qui fait la grande force de ce premier roman.

Une révélation littéraire

Une fille du Sud marque l’éclosion singulière d’une nouvelle voix du roman français. Par la justesse de son regard et la singularité de son écriture, Juliette Granier se révèle une conteuse hors pair. Son héroïne Catalina incarne une quête universelle : se libérer des chaînes du passé pour forger son propre destin. Ce premier roman s’impose comme le début d’une œuvre prometteuse, destinée à trouver un large écho auprès des lecteurs.

En conclusion, Une fille du Sud est une œuvre d’une belle intensité, où chaque page vibre de la tension entre tradition et émancipation, entre violence et sensualité. Juliette Granier nous offre un récit profondément humain et universel, porté par une écriture magistrale. Une révélation littéraire qui laisse présager de grandes choses pour l’avenir de cette jeune autrice.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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