Camille de Toledo, Une histoire du vertige, Verdier, 12/01/2023, 1 vol. (199 p.), 19,50€.
Arthur Rimbaud transcrivait des vertiges, Camille de Toledo en écrit l’histoire.
Le livre s’ouvre sur l’idée que les fictions, qui expriment la façon que nous avons de tenir au monde, nous font aussi oublier la vie terrestre. L’auteur se fonde sur la figure de don Quichotte, un passionné de fictions devenu lui-même être fictionnel et désireux de transformer tout ce qu’il rencontre. Il constitue la forme même de ce que Camille de Toledo désigne par le terme de sapiens narrans.
Don Quichotte, objet et producteur de fictions
Don Quichotte nous renvoie à nous-mêmes et à notre attitude devant la vie, à laquelle nous tentons d’échapper en produisant des récits. Nous avons saturé le monde d’encodages multiples. Certes, nous sommes capables de suspendre notre croyance et d’établir une distinction entre la fiction et la vie. Pourtant, au XXIe siècle, nous sommes devenus semblables à don Quichotte, coupés de la réalité, séparés de la vie terrestre. Si les catastrophes ont le pouvoir de nous réveiller, nous cédons toujours à un nouvel élan fictionnel.
Un 2e stade se produit quand l’envoûtement fictionnel domine notre désir d’incrédulité. Il s’agit d’un degré de plus dans le vertige : nous sombrons dans une existence qui nous fait succomber au pouvoir des codes. Cette nouvelle étape du vertige nous entraîne dans une vie qui s’apparente à “un vaste champ conflictuel d’écritures.” Nous en oublions le bouleversement du climat et la disparition des espèces qui nous confrontent à l’éventualité de notre mort en tant qu’espèce. Un 3 è mouvement confirme cet écart avec la réalité du monde.
Camille de Toledo conçoit donc trois stades qui montrent l’évolution du rapport à la fiction et à ce monde dont nous nous éloignons de plus en plus. S’il choisit de commencer son livre par l’évocation de Don Quichotte, c’est parce que le texte de Cervantes est traversé par les effacements et disparitions des Juifs et des Musulmans consécutifs à la Reconquista. Notre époque fait écho à ces manques du roman espagnol. Mais peut-être peut-on voir dans cette démarche une pensée plus personnelle. Camille de Toledo, dont le pseudonyme est emprunté en partie à sa grand-mère, Marguerite de Toledo, lui-même, a pu avoir des ancêtres originaires de Tolède, contraints l’exil pour des motifs politiques et religieux, et sans doute n’est-ce pas un hasard s’il commence par ce probable lieu des origines dans son livre, qui le met face de manière intime à ces questions de l’absence et du manque.
La carte et le territoire
Le second chapitre interroge le “vertige des écritures” et aboutit au “vertige des liens coupés”. Il analyse les nouvelles formes d’encodage de l’homo narrans en se référant à une fable de Borges dans laquelle la carte se confond avec le territoire. Le texte de Borges évoque le vertige des cartes et des doubles celui de “l’auteurité”. Sa fable restitue l’image de la disparition de notre Terre “sous l’emprise des langages”. Borges en a emprunté le sujet à Lewis Carroll. La comparaison entre les deux textes montre que notre époque manifeste une capacité inouïe à dupliquer le monde, ainsi que la disparition de systèmes primordiaux comme la vie nue et la nature chez Borges. Camille de Toledo se réfère également à Vertigo d’Hitchcock, dont l’acrophobie du protagoniste devient la métaphore de notre rapport au monde qui se dérobe et à la fiction.
Fiction des idéologies
Le troisième chapitre, “Retomber des hauteurs”, part des idéologies qui ont mobilisé des collectivités humaines pour montrer les conséquences de l’effondrement de nos croyances. Il se fonde sur l’analyse du livre de Claudio Magris, Danube, “écrit dans le sillon de sa lecture de L’homme sans qualités” de Robert Musil. Il ne s’agit plus ici seulement de l’empire austro-hongrois mais de l’Europe, et bien plus encore lorsque “le vertige de l’habitation fictionnelle trouve ici un fondement : l’absence de fondement”.
Camille de Toledo emploie le terme de vie tremblée, pour désigner le temps des incertitudes, qui survient quand, confrontés “à l’extension du vertige, nous cherchons les voies d’un rattachement au monde.” Le point du départ du chapitre est l’éruption de la Montagne Pelée, en 1902, à l’apogée de la domination de l’Europe, fière de contrôler l’histoire avant l’effondrement de ses empires. L’écrivain se réfère aussi au Monde d’hier de Stefan Zweig, un livre qui lui permet de comprendre l’oscillation entre croyance et certitude. Zweig “décrit la manière dont le tremblement a fini par l’emporter ; dont les chants trompeurs de la théorie, de l’idéologie ont fini par tout détruire“. Il évoque ensuite l’œuvre d’Édouard Glissant, qui “a pris forme à l’ombre du volcan” en se mettant à son écoute comme à celle de la vie.
Figurer l’incertitude
Après cette incursion dans le monde contemporain l’auteur revient au XVe siècle et à l’invention de la perspective qui représente le réel de façon géométrique et contribue à créer une frontière entre l’observateur et le monde qu’il tend à objectifier, qu’il s’agisse des hommes ou de la nature, avant que des siècles de lutte pour les droits ne renversent ce regard distancié. Il voit dans l’anamorphose des Ambassadeurs de Holbein “l’envers du récit de la Renaissance, l’envers des cités idéales, de la découpe mathématique du monde“. Pour étayer sa pensée, il cite également Tempête de neige de Turner, qui manifeste une inquiétude devant la séparation de l’homme et du monde. Une autre toile, le Portrait d’Ambroise Vollard de Picasso, retranscrit de manière exacerbée cette crise du sujet. Enfin, le monologue de la mère morte dans Tandis que j’agonise de William Faulkner dénonce la tromperie du langage, devenant ainsi “la voix de la Terre”.
Mais un espoir peut jaillir de cette fragmentation dénoncée par tous ces artistes. Il est porté par Pessoa, l’écrivain, polémiste et poète portugais, qui a fait l’expérience de l’exil et du changement de langue et créé de multiples hétéronymes. Auteur du Livre de l’intranquillité, héritier “d’une histoire de la séparation”, Pessoa, sujet vertigineux, a connu toute sa vie le traumatisme de la séparation et de l’absence à travers de multiples deuils, auxquels il oppose ce que Camille de Toledo appelle “l’espoir océanique”.
Dieu caché et capitalisme
Après tous ces constats, l’auteur s’attache à analyser Moby Dick qui lui permet de poursuivre sa réflexion. Le roman décrit l’exacerbation du capitalisme à travers la pêche industrielle à la baleine. Cette séparation absolue de l’homme et du monde est la conséquence d’un monothéisme qui vénère un Dieu lointain et caché, alors que l’animisme voit des esprits partout. Ainsi, à cette logique marchande s’oppose la figure de l’Indien au sens large du terme, qu’incarne Queequeg, celui qui fabrique un canoë cercueil qui devient à la fin canot de sauvetage, une image qui constitue un fil rouge du récit. “Melville”, écrit Camille de Toledo, “invente une réplique à la démence de notre habitation comptable, il pressent déjà qu’il faut réinsuffler partout une anima pour répondre à la ruine du monde.” Son écriture donne la priorité au “script indien prenant la relève du script moderne.” Camille de Toledo observe une continuité entre le massacre des baleines, la traite des Noirs et la Shoah, qui relèvent selon lui de la même vision du monde. Le dernier chapitre se réfère à Sebald, le dernier auteur qu’il analyse et lui permet de conclure.
Le texte de Camille de Toledo décrit avec une grande lucidité les maux du monde contemporain et leurs origines.
Un livre magnifique, d’une intelligence rare, qui explore la notion d’incertitude et de vertige à travers l’art, la littérature et le cinéma.
Une pensée stimulante, portée par une écriture magnifique, aussi juste que précise, dont des annexes à la fin du livre viennent schématiser, sous forme de tableaux, le cheminement. À lire absolument.
Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne
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