Françoise Waquet, Une histoire émotionnelle du savoir : XVIIe-XXIe siècle, CNRS Éditions, 17/03/2022, 10€.
L’Occident, et plus particulièrement la culture française, ont mis l’accent sur le rationalisme cartésien et le positivisme. Pourtant, depuis quelques années, la question des émotions échappe au seul domaine de la psychologie, pour se poser plus particulièrement dans le domaine de l’art ou de la politique. Dans le troisième volume de sa trilogie consacrée au savoir, après, L’ordre matériel du savoir. Comment les savants travaillent ?, et, Dans les coulisses de la science. Techniciens, petites mains et autres travailleurs invisibles, l’historienne Françoise Waquet, ancienne chartiste, et directrice de recherche émérite au CNRS, consacre un ouvrage, intitulé Une histoire émotionnelle du savoir, XVIIe – XXIe siècle, à ces émotions, longtemps laissées de côté, qui traversent les chercheurs. Son propos global consiste à élaborer une anthropologie originale des savoirs, qui confronte histoire et sciences sociales, et montrer que les savants, loin de l’image impersonnelle élaborée par la société, sont des êtres habités par un certain nombre d’affects.
Le chercheur, un être sensible au parcours jalonné d’émotions
Si le parcours professionnel des chercheurs est retracé par des CV, plus ou moins prestigieux, ces derniers font l’économie des obstacles, difficultés ou angoisses, auxquels ils ont pu se confronter tout au long de leurs carrières. Attente, peur de l’échec, devant un système jugé parfois décourageant peuvent engendrer frustration et souffrance. Françoise Waquet se fonde sur les témoignages de certains d’entre eux, comme Claude Lévi-Strauss ou Georges Duby, pourtant parvenus au sommet, pour montrer la banalité de ce type de situation. Elle évoque les visites imposées aux candidats pour l’obtention d’une chaire, et la concurrence effrénée qu’ils rencontrent, génératrice d’inquiétude. Elle rappelle la complexité des émotions révélée par la correspondance de Marc Bloch et Lucien Febvre, et l’absence de sérénité qu’elle reflète. En ce qui concerne les femmes, le parcours rendu plus ardu que celui de leurs confrères masculins est marqué par un mélange d’autocensure et de discrimination, comme le montre un rapport officiel qui met l’accent sur le stress et la timidité des candidates, ou « l’ampleur du conflit famille-travail chez les chercheuses« , qui semble moins concerner leurs homologues du sexe opposé, et enfin l’amertume et la frustration auxquelles celles-ci sont davantage exposées. Il faut apprendre à plaire, émouvoir, impressionner, quand on sollicite un poste élevé dans la hiérarchie.
Françoise Waquet signale également le caractère de solennité qui peut s’attacher au parcours du chercheur, avec ses rites de passage, dont a parlé Pierre Bourdieu, soutenance de thèse, leçon inaugurale, etc. Les émotions varient, du trac à l’humiliation, ou, pour certains, plus fortunés, trahissent une « grande satisfaction ». Celles des jurys de soutenance, en revanche, restent très peu évoquées. Les liens avec l’institution vont de la reconnaissance à des sentiments de mépris ou d’exclusion, mettant à jour des clivages, et des inégalités sur le plan du prestige, certaines disciplines bénéficiant, telle la physique ou les mathématiques, d’une plus grande estime que l’histoire ou la géographie. La relation entre chercheurs est souvent celle qui s’établit entre maître et disciple, certaines plus tourmentées que d’autres : chagrin à la mort d’un mentor, jeu de séduction s’achevant en disgrâce, comme dans la relation Bourdieu Heinich, ou amitié profonde se muant en déception (Febvre/Bloch), etc. Remises des prix, pratiques des mélanges, traduisent les émotions qui circulent entre la personne honorée et celles qui lui rendent hommage. Mais les rivalités professionnelles et l’agressivité existent aussi.
Des lieux voués à l’émotion
Si l’on oublie de citer le lieu de travail dans les publications, il joue pourtant un rôle essentiel, les chercheurs étant aussi des « êtres sensoriels ». L’appropriation du cadre est nécessaire, et celui-ci peut s’avérer aussi bien hostile qu’accueillant. La bibliothèque, parmi ces espaces chargés d’affectivité, arrive en tête. Françoise Waquet a recueilli et analysé un certain nombre de témoignages, et montré que les chercheurs privilégient celle de leur institut ou la leur, laissant l’usage de la BU aux étudiants. Les raisons de la désaffection des bibliothèques universitaires viennent d’un certain nombre d’inconvénients (accessibilité, horaires, décor peu accueillant, difficulté d’accès aux documents, absence de calme), qui rendent parfois la concentration difficile et ne favorisent pas le travail. Elle évoque aussi assez longuement le mécontentement engendré par le déplacement de la BNF qu’elle compare à celui de la British Library de Londres, et montre l’intensité et la variété des émotions que suscitent ces lieux dédiés à la lecture. Autre endroit spécifique, le laboratoire suscite aussi bien le ravissement que la souffrance. Françoise Waquet se réfère à l’ouvrage de Bruno Latour et Steve Woolgar, aux écrits de Marie Curie et d’un certain nombre de scientifiques, comme François Jacob, qui exprime pour sa part son émerveillement. Puis elle montre comment « le terrain », lieu fantasmé ou mythifié, devient la source d’un ressenti parfois intense relevant « de l’indicible et de l’intime ». Malinowski, Denise Paulme, Michel Perrin, Maurice Godelier deviennent ici les précieux témoins de cette expérience du terrain, dont Une histoire émotionnelle du savoir nous livre des extraits. Mais le bureau du chercheur engendre aussi de l’affect, tout comme un certain nombre d’objets qui lui sont attachés : livres, papiers de travail (parfois soumis à l’épreuve de la perte), notes de terrain, qui témoignent de l’itinéraire intellectuel et émotionnel d’une personne. Le livre imprimé et l’ordinateur, souvent à l’origine de frustration et de rage, complètent cet inventaire.
Les émotions au travail
Des livres et des rencontres ont exercé une influence primordiale sur certains chercheurs, comme la Distinction de Bourdieu pour Gérard Mauger, ou l’Introduction à la cosmologie de Jean Heidemann pour Jean-Pierre Luminet. Plus que les livres, certains cours se sont révélés déterminants, tel l’enseignement de Fernand Braudel décrit par Pierre Chaunu, ou de Louis Gernet pour Jean-Pierre Vernant. Mais les émotions découlent aussi de l’empathie pour un sujet ou une discipline, le Moyen Âge pour Michel Pastoureau ou Georges Duby, ou son sujet de recherches pour Carlo Ginzburg. Le travail de tout chercheur implique un va-et-vient émotionnel qui montre que ce dernier n’est pas que rationalité pure. La tension des recherches se cristallise dans un climax au moment de la publication. Car il s’agit de devenir auteur, un long processus qui requiert une stricte discipline, jalonnée d’efforts et parfois de souffrance, un plaisir parfois anxiogène, auquel se sont confrontés les plus grands. L’historienne analyse les diverses contraintes d’écritures, qui diffèrent selon les disciplines, avant de montrer que la publication est d’abord un jeu relationnel, qui met en scène de nouveaux interlocuteurs, auquel l’auteur doit à présent se confronter. L’échange se complexifie quand il s’agit d’ouvrages collectifs. Les demandes de révision de tel ou tel passage suscitent des réactions émotionnelles des chercheurs, certains en tirant bénéfice alors que d’autres souffrent.
Le beau livre de Françoise Waquet, extrêmement documenté, et servi par une méthodologie rigoureuse qui confronte diverses disciplines, permet de rompre la solitude des chercheurs qui retrouvent, dans cette description, un miroir de leurs propres émotions. Il permet aussi à ceux qui ne connaissaient pas cet univers de l’appréhender de manière originale. L’auteur explore un domaine de la recherche longtemps laissé de côté, même si certains de ses acteurs ont livré des témoignages forts sur leur vécu et leur état émotionnel.
Un texte riche, stimulant et sensible, qui s’inscrit dans un nouveau domaine d’investigation. Plaisir, douleur, angoisse, frustration, euphorie, toute une gamme de sentiments mitigés accompagne le long parcours des chercheurs, montrant que la science et le savoir se nourrissent aussi, par-delà la raison pure, de sensibilité et d’imaginaire.
Chroniqueuse : Marion Poirson -Dechonne
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