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Dans sa préface, Christophe Ono-dit-Biot raconte une journée à Bédoin, dans le Vaucluse, en compagnie de Paul Veyne. Pèlerinage à Canossa. Pour notre modernité, l’espace gréco-romain que Paul Veyne a “fouillé” comme un archéologue fouille sa vie durant un carré de désert, est une de ces Atlantides qui lentement accomplissent leur vocation de disparaître ; une Atlantide dont il est, après la mort de Pierre Grimal, Jean Bollack, Nicole Loraux, Yves Battistini, Pierre Vidal-Naquet, Jean-Pierre Vernant, Jacqueline de Romilly, Marcel Detienne, Pierre Hadot, le dernier à connaître l’emplacement et à détenir quelques clés. Un guide hors pair, à l’érudition fascinante, au verbe haut, aux excentricités élégantes, à l’honnêteté farouche, aux curiosités insatiables, au charme irrésistible. Pour l’avoir rencontré grâce à Hélène Monsacré, helléniste et éditrice, amie de Veyne, responsable ici de ce précieux volume qui paraît dans la collection “Bouquins”, je témoigne de cette aptitude à capter l’attention en liant une chose avec une autre, en déployant tout le nuancier des correspondances, en prêtant toujours une attention curieuse, fouineuse à son interlocuteur – comme Jean d’Ormesson savait si bien le faire. Une présence “transfigurée” par ce visage déformé par un “leontiasis ossea” avec lequel il est né, et qui fut longtemps le drame de sa vie.
L’historien qui a fêté cet été ses 90 ans a laissé à l’attention des étudiants et des chercheurs d’aujourd’hui et de demain, toujours curieux de garder traces et enseignements de cette Atlantide, quatre ouvrages de référence et régulièrement réimprimés : “Comment on écrit l’histoire – Essai d’épistémologie”, son premier essai paru en 1971 ; “Le Pain et le cirque – Sociologie historique d’un pluralisme politique”, issu de sa thèse de doctorat soutenue en 1974 ; “Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? – Essai sur l’imagination constituante”, publié en 1983, son ouvrage le plus connu ; enfin “L’Empire gréco-romain”, un recueil d’articles paru en 2005. Mais il ne s’est pas arrêté là, sa curiosité non plus. C’est tout l’intérêt de ce volume “Bouquins” de rassembler tous ce que ces grands travaux ont laissé dans leur ombre et de nous permettre de mieux connaître : l’homme (“Et dans l’éternité, je ne m’ennuierai pas”, livre de souvenirs publiés en 2014), ses engagements ( plaidoyer pour “Palmyre” écrit au lendemain de la mort de l’archéologue palmyrien Khaleb al-Asaad égorgé par les membres de l’organisation État islamique), sa traduction de “l’Énéide”, ses textes épars sur la vie et les mentalités romaines, sur la christianisation de l’empire, enfin, ses attachements à René Char, Sénèque, Stendhal, Horace, Machiavel, Ernest Pignon-Ernest, Foucault et son amour des peintres italiens.
Pour mieux cerner cet esprit libre, on peut citer ce qu’il disait de cet autre astre solitaire avec lequel se murmura durant quelques années un dialogue : “Foucault n’avait pas d’idées générales, n’était ni de droite ni de gauche, ne croyait pas plus à la “vérité” de l’ordre établi qu’à la Révolution et ne professait pas de doctrine politique ; en revanche, s’il se sentait indigné par les quartiers de haute sécurité dans les prisons françaises, par les asiles psychiatriques ou par le sort tragique des “boat people” qui fuyaient le Vietnam, il agissait, il devenait très militant. Il a milité pour la légalisation de l’avortement. “Quand c’est insupportable, on ne supporte plus”, disait-il pour expliquer ses interventions. Mais il n’en tirait pas de doctrine. “N’utilisez pas la pensée pour donner à une pratique politique une valeur de vérité”, a écrit ce sceptique actif. Quand il était professeur à la très révolutionnaire université de Vincennes, les gauchistes, ses proches, le trouvaient imprévisible et déploraient ses foucades : tantôt il partageait une de leurs campagnes, tantôt il se récusait. La philosophie de Foucault, son scepticisme, son relativisme ont pour point de départ un constat historique : le passé de l’humanité est un gigantesque cimetière de vérités mortes, d’attitudes et de normes changeantes, différentes d’une époque à l’autre, toujours dépassées à l’époque suivante. “La vie a abouti avec l’homme à un vivant qui est voué à errer et à se tromper sans fin, sans parvenir à une sienne vérité.”” (“Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas”, Albin Michel, 2014).

Jean-Philippe de TONNAC
contact@marenostrum.pm

Veyne, Paul, “Une insolite curiosité”, Robert Laffont, “Bouquins”, édition établie et présentée par Hélène Monsacré, préface de Christophe Ono-dit-Biot, 12/11/2020, (1 vol 1152p), 32,00€.

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