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Une redécouverte littéraire essentielle : l’œuvre noire de Vallotton

Félix Vallotton, Romans et théâtre, Éditions Zoé, 09/10/2025, 1264 pages, 39€

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Grâce au travail patrimonial des éditions Zoé, l’œuvre littéraire méconnue du Suisse Félix Vallotton, maître nabi de la Belle Époque, ressurgit telle une révélation majeure. Cette réédition de Romans et théâtre impose la découverte d’un écrivain au scalpel qui dissèque les tares de son temps avec une lucidité féroce. Ce volume dévoile une mécanique humaine grippée par l’argent et le mensonge, servie par une langue clinique qui refuse, jusqu’au vertige, toute forme de consolation.

De la toile au roman : Vallotton troque le pinceau pour le scalpel

Là où l’on attendrait d’un peintre une écriture « colorée » ou « visuelle », Félix Vallotton surprend par une approche structurelle, presque mathématique du récit. Loin d’être de simples fictions, ses romans sont des pièges narratifs. Si La Vie meurtrière adopte l’apparence du journal intime, c’est pour mieux subvertir le pacte autobiographique : Jacques Verdier n’est pas le double de l’auteur, mais une construction de papier chargée de tester l’hypothèse d’une culpabilité absolue. Vallotton ne se raconte pas ; il monte un dossier.
Cette distance s’intensifie dans Corbehaut, véritable machine célibataire de la littérature. L’analyse de la mise en abyme y est cruciale : en faisant de Pierre Cortal un feuilletoniste médiocre qui recycle le réel en clichés vendables, Vallotton livre une critique acerbe de la fiction elle-même. Le roman ne raconte pas une histoire, il exhibe ses rouages grippés. L’écrivain y pratique une polyphonie dissonante, alternant les points de vue non pour enrichir la réalité, mais pour prouver qu’elle est insaisissable. On pense moins ici aux Nabis qu’aux expérimentations du Nouveau Roman à venir, ou au cinéma de l’absurde : le récit tourne à vide, volontairement, pour ne laisser voir que l’armature du mensonge.

Redécouvrir la noirceur féroce de Félix Vallotton

Le théâtre de Félix Vallotton, souvent réduit à de la satire bourgeoise, révèle à la lecture une dimension genrée problématique et fascinante. La violence des rapports hommes-femmes y est systémique, mais distribuée de manière inégale. Vallotton inverse les pôles du vaudeville traditionnel : ici, le « sexe fort » est pathétique, veule, tétanisé par l’action (le Maurice de La Part du feu, l’Aristide de Célérité. Discrétion ?). Face à eux, les figures féminines (Antonine dans Une femme de tête, ou l’épouse dans Le Sein de la famille) ne sont pas de simples victimes sociales, mais des prédatrices pragmatiques ou des manipulatrices froides.
Cette vision, qui frôle une misogynie paniquée, mérite d’être interrogée au-delà du simple « constat d’époque ». Félix Vallotton semble terrifié par la vitalité féminine, qu’il associe systématiquement à la dissimulation ou à la voracité financière. Dans Un homme très fort, la cruauté du dispositif (faire avouer la vérité pour mieux manipuler) transforme la chambre conjugale en un champ de bataille où la femme gagne par usure. Ce n’est pas seulement de l’antiféminisme fin-de-siècle ; c’est l’expression d’une angoisse profonde face à l’altérité, qui rappelle la virulence d’un Strindberg. La femme, chez Vallotton, est l’agent du chaos qui fait exploser le fragile vernis de la respectabilité masculine.

Félix Vallotton écrivain : une exhumation patrimoniale essentielle

Si l’introduction du volume insiste justement sur l’omniprésence de l’argent, il faut souligner à quel point Félix Vallotton traite le langage lui-même comme une monnaie dévaluée. Dans ses pièces comme dans les saynètes (Hector, Gédéon), les dialogues ne servent pas à communiquer, mais à acter l’impossibilité de l’échange. Prenons Soliman, tondeur : ce « proverbe » met en scène une déchéance sociale à travers une langue châtiée qui ne colle plus au réel. Le décalage entre la syntaxe impeccable de Soliman et sa condition de clochard crée un malaise plus qu’un rire. C’est une anticipation du théâtre de l’absurde, où la parole tourne à vide pendant que le monde s’effondre.
Le style de Félix Vallotton est une « anti-éloquence ». Il refuse la métaphore, se méfie de l’adjectif. C’est une écriture notariale. Dans Les Soupirs de Cyprien Morus, la description de la bourgeoisie n’est pas une caricature (qui impliquerait une déformation), mais un prélèvement d’échantillons. La liste des humiliations subies par Cyprien pour obtenir sa décoration est dressée avec une froideur administrative qui rend la satire d’autant plus violente. Vallotton ne juge pas ; il comptabilise. Cette neutralité apparente est sa plus grande audace : elle laisse le lecteur seul face à la vacuité de l’existence décrite.

Un nihilisme clinique

Il faut cesser de lire Félix Vallotton comme un « peintre qui écrit ». Ses textes, publiés pour la plupart à titre posthume — ce qui souligne leur caractère de laboratoire privé — constituent une œuvre autonome de moraliste sans morale. S’il fallait lui trouver des frères en littérature, ce ne serait pas chez les symbolistes de la Revue Blanche, mais plutôt du côté d’un Henri Becque pour la sécheresse du trait, ou d’un Thomas Bernhard pour cette capacité à ressasser le désastre jusqu’à la nausée. Romans et théâtre n’est pas le divertissement d’un artiste visuel, mais le rapport d’autopsie d’une société en décomposition avancée, tout comme la nôtre…

Félix Vallotton (1865-1925), d’origine suisse, fut d’abord connu comme peintre et graveur avant de s’illustrer tardivement dans la littérature. Formé à Lausanne puis à Paris, il fréquente l’Académie Julian et devient rapidement un acteur majeur de la scène artistique parisienne, intégré aux milieux symbolistes et anarchisants. Son œuvre graphique, notamment les célèbres bois gravés dans "La Revue blanche", se caractérise par une ironie mordante et un regard distancié sur la société bourgeoise. Son passage à la littérature est le prolongement naturel de cette posture artistique. S’il envisagea d'abord une carrière littéraire, c’est vers la fin de sa vie qu’il publie plusieurs pièces de théâtre et trois romans, qui ne connurent pas de succès de son vivant. Pourtant, ces textes — notamment "La Vie meurtrière" — révèlent une finesse d’observation et une lucidité glaçante sur la condition humaine, nourrie par sa propre vie, ses lectures et ses désillusions.

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