Aki Shimazaki, Urushi, Actes Sud, 01/05/2024, 144 pages, 16€
Urushi, de l’écrivain japonais, Aki Shimazaki, clôt le cycle intitulé Une clochette sans battant. L’auteur est coutumier de brefs romans qui, associés, composent un ensemble dont se déclinent des points de vue différents. Dans ce dernier opus, la narratrice est Suzuko, une adolescente qui après la mort de sa mère lorsqu’elle était enfant, a vécu malgré tout heureuse dans une famille recomposée, en compagnie de son père, de sa deuxième épouse sa tante Anezu, et de son cousin Toru dont elle est amoureuse depuis longtemps. Un amour fou et jaloux qui la pousse à fuguer pour aller voir Toru, alors étudiant à Nagoya. Elle ignore le secret de ce dernier, étant encore trop jeune pour décrypter certains signaux, et sa découverte la fait basculer vers l’âge adulte.
Des créatures blessées mais réparables
Dès le début du récit, le lecteur se trouve confronté au personnage de Suzuko, figure attachante et vulnérable, qui vit dans le souvenir des êtres disparus, en particulier sa grand-mère et confidente, Fujiko-san, qui prenait le mont Daisen pour le mont Fuji, et qui l’écoutait malgré la maladie d’Alzheimer dont elle était atteinte, avec une étrange lucidité. Suzuko ressemble au moineau blessé qu’elle trouve au milieu des herbes. Son aile cassée devient le symbole des fragilités de l’adolescente, tiraillée entre son premier amour et la réalité de la vie. Avec beaucoup de sensibilité, l’auteur, dans des descriptions rapides, rappelant l’instant prégnant des haïkus, nous fait pénétrer dans le cadre de vie et l’univers intérieur de Suzuko.
Je jette un coup d’œil en contrebas, où se trouve un bois touffu. Parmi les arbustes, se dresse très haut un urushi. Les feuilles sont déjà toutes rouges, beaucoup plus tôt que l’année dernière. Leur couleur vive me frappe. Soudain, des moineaux passent en piaillant au-dessus de moi avec une vitesse surprenante Ils vont tout droit en direction du bois et se perchent sur l’urushi.
En quelques phrases concises, la jeune fille plante le décor dans lequel se détache l’urushi qui a donné son titre au livre, par sa couleur, son élévation, et son immobilité qui contraste avec le vol des oiseaux. A traduction, qui conserve un certain nombre de termes japonais, préférant adjoindre un lexique à la fin du livre, conserve le caractère à la fois mystérieux et exotique du terme. L’urushi désigne le laquier, ou vernis du Japon, puis, par une extension sémantique, la laque elle-même. Avec une grande économie de moyens, qui l’apparente à une nouvelliste, l’autrice installe dès les premières pages un climat et des personnages, l’urushi faisant lui-même partie de la constellation de ces derniers, présente dans le roman. Elle installe aussi toute une symbolique, allant de l’arbre, à la jeune fille, et enfin à l’oiseau, dont la vulnérabilité renvoie aussi au monde de l’enfance.
Une de ses ailes semble cassée. Il a peur de moi mais ne peut pas s’envoler. Il tremble de froid. Je le prends dans un mouchoir en papier et décide de m’en occuper. Je fredonne une chanson pour les enfants : Moineau, moineau, où se trouve ta maison ? Cui cui cui, cui cui cui, c’est ici…
Un univers plein de symboles
Une sorte de gémellité unit la jeune fille à l’oiseau, matérialisée par le nom de son espèce, Suzume signifiant en japonais « moineau ». Une seule syllabe permet de le distinguer de Suzuko. D’ailleurs, un professeur commet un lapsus et l’appelle Suzume par erreur. L’oiseau lui-même se trouve humanisé car elle lui apprend à parler.
Passionnée d’art japonais, Suzuko, dont la mère adoptive est céramiste, découvre, en feuilletant un livre d’art offert par Toru, le kintsugi, qu’on appelle aussi au Japon « l’art de la résilience », une technique ancestrale pour réparer les vases brisés, dont les morceaux « sont recollés avec de la laque urushi, puis saupoudrés d’or ». Avec cette révélation, la vision de l’arbre prend tout son sens, dans un monde plein d’échos, de signes et de symboles. Suzuko signifie « muguet ». Son père s’en amuse : « Comme tu sais, ta mère Kyôko a choisi ton prénom. Et j’aime beaucoup sa signification : « l’enfant de la clochette ».
Elle envisage alors d’apprendre cette technique par le biais d’un cours. L’objet qu’elle s’attache à réparer est une clochette sans battant, que ses parents avaient ramenée de République tchèque.
« Madame O me fixe une seconde puis fait l’éloge des vases d’ikebana que ma main fabrique. Je lui montre la clochette cassée. » Elle examine le plus gros morceau, celui avec la feuille. Elle devine correctement que cette céramique est d’origine tchèque. Elle ajoute qu’il s’agit d’une feuille d’orme et s’interroge sur le fait qu’il s’agit d’une clochette sans battant, une curiosité pour elle.
Cet objet emblématique donne son nom au cycle qui s’achève avec Urushi.
Le charme du roman tient à la profondeur masquée sous l’apparente légèreté, à ses observations fines et délicates. L’autrice cerne bien les émois de l’adolescence, les premières amours, les aveux difficiles parfois. Elle montre que certaines fêlures peuvent être réparées et créent de la beauté. Sa connaissance de l’âme humaine reflète une grande sensibilité. Tout en douceur et nostalgie légère, plein de pudeur et de non-dits, ce petit bijou littéraire entraîne le lecteur dans son univers. Le quotidien se tisse d’instants fragiles, parties de badminton sur la plage, réparation d’objets cassés, discours amoureux, atelier de kintsugi pour retraités, que la narratrice décrit dans un style épuré. Un minimalisme qui n’exclut pas la profondeur, et le portrait touchant d’une jeune fille à l’aube de l’âge adulte, découvrant peu à peu les failles et les imperfections de la vie.
Chroniqueuse : Marion Poirson
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