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Jean-Maurice de Montremy, Tchaïkovski et le Mannequin d’or, Le Condottiere, 13/09/ 2024, 236 pages, 19€.

Venise, juin 1893. Entre les reflets tremblants du Grand Canal et les ombres inquiétantes des palais décatis, Piotr Ilitch Tchaïkovski s’efface. Quelques mois à peine avant sa disparition, le compositeur traverse la ville flottante en silence, dans un exil intérieur où s’entremêlent douleur, désir et pressentiment du néant. C’est dans cette faille du temps que Jean-Maurice de Montremy installe Tchaïkovski et le Mannequin d’or, roman dense, envoûtant, oscillant entre mythe et réalité, où la musique et la tragédie se confondent en un même requiem. En bâtissant son récit autour d’un mystérieux ballet inachevé et d’un amour impossible, le romancier interroge l’artiste au crépuscule de sa vie, piégé entre ses obsessions et une Venise où la beauté elle-même semble se faire l’écho de son effondrement intérieur. Le résultat : une œuvre troublante, une fiction en clair-obscur où la lumière de l’art tente d’arracher son protagoniste à l’abîme.

Une retraite énigmatique à Venise

Venise est la ville de tous les secrets, de toutes les dissimulations. Et l’un des plus mystérieux concerne cette parenthèse de quelques jours, au cœur de l’été 1893, durant laquelle Tchaïkovski s’efface des archives de l’Histoire. Il voyage alors en Europe. Il a été honoré par l’Université de Cambridge et vient d’achever sa Symphonie pathétique. Pourtant, dans cette ville-labyrinthe, quelque chose se joue – quelque chose qui ne se dit pas, qui ne s’écrit pas. Est-il venu fuir une Russie où il ne se sent plus à sa place ? Cherche-t-il à exorciser un chagrin, une honte, un interdit ? Ou bien, comme l’imagine Jean-Maurice de Montremy, est-ce dans ces ruelles étroites et ces palais silencieux qu’il tente une dernière fois d’écrire sa propre légende ?

Le roman repose sur cette énigme et l’épaissit encore. Le narrateur exhume un manuscrit oublié, une ébauche de ballet intitulée Le Mannequin d’or, que le romancier présente comme la reconstitution imaginaire d’une œuvre qui aurait pu voir le jour. Il ne s’agit pas d’un fait historique avéré, mais d’un artifice narratif qui, pourtant, résonne avec la sensibilité du musicien. Le texte s’appuie sur des fragments fictifs, où l’angoisse du compositeur semble dialoguer avec l’ombre de la mort. Tchaïkovski et le Mannequin d’or s’ouvre sur cette découverte, et c’est à travers elle que se construit le roman, où la fiction vient prolonger ce que l’Histoire a laissé en suspens.

Masques et illusions : les spectres de Tchaïkovski

À Venise, tout est illusion. L’eau reflète des façades en ruine, les masques du carnaval cachent les visages, les palais eux-mêmes sont des décors où la lumière et l’ombre s’entrelacent pour créer des réalités mouvantes. Et c’est précisément dans cette ville de simulacres que Jean-Maurice de Montremy inscrit la quête intérieure de son personnage.
Le plus obsédant de ces spectres porte le nom de Vladimir Davydov, dit Bob. Jeune neveu adoré, objet d’un amour interdit, Bob est à la fois muse et malédiction pour Tchaïkovski. Le roman décrit cette relation avec une rare subtilité : loin d’un simple attachement familial, Bob incarne pour le compositeur un idéal inaccessible, une beauté impossible à posséder, une passion qui ne peut se dire autrement que dans la musique. « Il me manque, même lorsqu’il est avec moi, surtout lorsqu’il est avec moi », confie Tchaïkovski dans une lettre fictive imaginée par Jean-Maurice de Montremy. Ce tourment, au cœur du roman, structure la narration comme une fugue obsessionnelle.

L’auteur joue habilement avec cette tension. Le Tchaïkovski de son roman est un homme d’excès : la musique et l’amour y sont indissociables, la souffrance devient création, la beauté une menace. Il erre dans Venise, croisant des figures énigmatiques – une chanteuse d’opéra, un écrivain balte, un domestique au regard troublant –, cherchant peut-être à fuir, mais trouvant partout le reflet de son propre abîme.

De la fiction au mythe : reconstituer l’indicible

L’un des paris les plus fascinants de Jean-Maurice de Montremy est de ne pas simplement raconter l’histoire d’un homme, mais de créer une œuvre où se superposent plusieurs niveaux de lecture. Tchaïkovski et le Mannequin d’or est autant une enquête sur un épisode méconnu de la vie du compositeur qu’une réflexion sur le pouvoir de la fiction à combler les silences de l’Histoire.

Le roman est construit comme un labyrinthe : à la manière de Venise, il nous perd, nous égare dans ses ruelles narratives, nous pousse à nous interroger sur ce qui est vrai, sur ce qui ne l’est pas. Le manuscrit retrouvé est-il une preuve tangible, ou une simple invention littéraire ? Le ballet inachevé existait-il, ou est-ce une métaphore des non-dits de la vie du musicien ? En jouant sur ces ambiguïtés, Jean-Maurice de Montremy fait de son livre une œuvre qui dépasse une biographie romancée pour interroger le rapport entre l’art et la vérité.
Et puis, il y a la Symphonie pathétique. Cette sixième symphonie, achevée avant le séjour vénitien, est-elle un testament ? Une confession déguisée ? Son dernier mouvement, où les cordes s’effondrent en une lente extinction, résonne étrangement avec les thèmes du roman : la perte, la mélancolie, la certitude que la musique seule peut exprimer ce que les mots ne suffisent pas à dire. Toutefois, Jean-Maurice de Montremy ne l’affirme pas : il suggère, il tisse des fils narratifs qui laissent le lecteur interpréter ce que Tchaïkovski lui-même n’a jamais pleinement révélé.

En refermant Tchaïkovski et le Mannequin d’or, une impression demeure : Venise n’a pas seulement été le décor d’une errance. Elle pourrait avoir été le théâtre d’une ultime lutte intérieure, le lieu où un homme, au seuil de la disparition, a tenté de composer, une dernière fois, son propre requiem. Jean-Maurice de Montremy, en romancier inspiré, ne se contente pas de raconter cette histoire : il nous la fait entendre, comme une musique obsédante dont les échos persistent longtemps après la dernière note.

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