Saidiya Hartman, Vies rebelles, traduit de l’anglais par Souad Degachi et Maxime Shelledy, Éditions du Seuil, 20/09/2024, 464 pages, 25 €
Plonger dans Vies rebelles de Saidiya Hartman, c’est s’immerger dans une symphonie dissonante et puissante, un chœur de voix féminines noires qui s’élèvent des bas-fonds de l’histoire pour nous murmurer leurs rêves de liberté et d’utopie. Un ouvrage magistral qui réinvente l’histoire et nous invite à repenser notre rapport à l’archive, à la mémoire et à la création.
Saidiya Hartman, dans Vies rebelles, ne se contente pas de relater l’histoire : elle la réinvente. Elle prend au mot l’injonction de Michel Foucauld de faire parler les silences de l’archive, excavant les fragments de vies enfouies sous le poids des récits officiels, de la surveillance et des discours répressifs qui ont transformé les femmes noires en « cas sociaux », en statistiques, en problèmes à résoudre. Loin de les traiter comme des symptômes d’une pathologie sociale – ce qui était le point de vue dominant dans les discours officiels de l’époque – Hartman choisit de les aborder comme des actrices de leur propre histoire, des créatrices d’alternatives sociales et des résistantes face à la violence et aux formes d’oppression générées par l’après-esclavagisme. Pour ce faire, elle va « repousser les limites des dossiers judiciaires et des documents », comme elle le déclare dans son « mot sur la méthode », afin de rendre justice à la complexité et à la richesse de leurs vies intérieures. En nous immergeant dans l’expérience sensorielle des quartiers, à travers des descriptions quasi cinématographiques – « les souffles, les incohérences », « les bouts de vies » (Préface) – elle nous fait ressentir « le parfum musqué des corps qui dansent, serrés les uns contre les autres, dans un bar au sous-sol ; le frôlement involontaire de la main d’une inconnue… ; le corps-à-corps violent de deux hommes en train de se battre ; l’odeur âcre du bacon ». Plutôt que de proposer une chronologie linéaire et une vérité lisse et homogène, Saidiya Hartman orchestre un chœur de voix dissonantes, un contrepoint aux archives officielles, un récit polyphonique et immersif de la marginalité noire dans les bas-fonds urbains de l’Amérique de 1890 à 1935. Ce faisant, elle opère une véritable archéologie de la résistance féminine noire, explorant la façon dont la corporalité, la sexualité et les relations sociales deviennent le terrain d’une révolte silencieuse mais puissante contre l’ordre établi.
Les prémices de la révolte (1890-1900) : le Nord, mirage de liberté
L’exode rural massif des Noirs vers les villes du Nord, à la fin du XIXe siècle, est souvent présenté comme un mouvement libérateur, une rupture fondamentale avec l’héritage esclavagiste du Sud. Vies rebelles, cependant, déconstruit ce récit mythique, dévoilant une réalité bien plus complexe et paradoxale. Si la migration vers le nord représente une fuite, un espoir d’émancipation, elle se traduit aussi par une forme de déplacement d’un système de domination – l’esclavage rural – vers un autre : la ségrégation et la surveillance urbaine. Les promesses d’égalité et d’intégration, si ardentes soient-elles, se heurtent à une réalité implacable : les murs invisibles, mais puissants de la discrimination raciale. Les Noirs, relégués aux marges de la ville – dans les quartiers insalubres, aux usines, aux ports – se retrouvent prisonniers d’un nouveau système de contrôle, celui du ghetto, que Saidiya Hartman décrit avec justesse comme « un espace de rencontres… : la plantation étendue à la ville. » Ce qui était auparavant inscrit dans la géographie du sud – la plantation, l’espace de la servitude, de la violence quotidienne – se reconfigure, se densifie, au cœur même de la modernité urbaine. Les corps noirs continuent d’être des corps sous surveillance, régulés, jugés et utilisés par les Blancs, que ce soit par la coercition, l’exploitation économique, ou encore le contrôle moral du corps noir féminin.
Cependant, et c’est là toute la puissance du travail de Saidiya Hartman, le ghetto n’est pas uniquement un lieu de confinement et de reproduction des schémas d’oppression : c’est aussi, paradoxalement, un espace fécond de créativité et de résistance, une matrice sociale d’où émergent de nouveaux modes d’existence, de socialité, de relation à soi et aux autres. Les marges imposées deviennent alors le terrain d’une « révolution en mode mineur », d’une subversion silencieuse mais non moins radicale. L’auteure insiste sur la « terrible beauté » qui palpite dans les entrailles de ces quartiers noirs : une esthétique née du désordre et de l’excès, de la solidarité et du désir partagé de se libérer. Pour Saidiya Hartman, l’esthétique n’est pas du côté d’une accumulation ostentatoire, du « tape-à-l’œil » des « parvenus » cherchant à se fondre dans le modèle imposé par le dominant blanc – l’esthétique des possédants. Elle surgit au contraire de cette force de vie inventive et remuante qu’elle retrouve dans la rue : les parures audacieuses des danseurs, les tenues exubérantes et flamboyantes qui ne cherchent pas tant à satisfaire au regard normatif du Blanc qu’à inventer de nouvelles formes de visibilité, d’existence ; « une robe au rabais avec ses rubans de soie » prend ici tout son sens politique et sa valeur subversive face aux regards répressifs des « voyeurs » et des réformateurs « aveugles à la beauté » du quartier noir. La corporalité transgressive, que Saidiya Hartman explore au plus près du corps, est celle des échappées – celles qui « luttent pour s’inventer une vie belle et autonome, pour échapper aux nouvelles formes de servitude qui les attendent, et pour vivre comme si elles étaient libres ». Ce qu’elle exprime par ces manifestations premières d’un ethos de la liberté, c’est avant tout la pulsion irréductible et viscérale de se faire un art de soi, et ceci avec et malgré les efforts constants de réduction de leur existence au modèle avilissant, morcelé de « la paria », « la putain », « la mauvaise mère », « la fille de mauvaise vie », autant d’étiquettes qui confinent le corps noir féminin à une zone indéterminée entre l’humain et le non-humain. La « beauté terrible » que Saidiya Hartman dépeint est cette énergie et puissance de vie qui pulse dans ces expériences, comme la respiration sonore, la sensualité enfouie sous la chape des discours normatifs, qu’une approche critique généalogique et littéraire s’attache justement à exhumer, et restituer à la pleine conscience du lecteur.
L'émergence d'une conscience collective (1900-1915) : survivre, ensemble
Le ghetto noir, au tournant du XXe siècle, devient le creuset d’une nouvelle conscience collective. Loin d’être uniquement un espace de confinement et de reproduction des schémas d’oppression, il est aussi, et surtout pour Saidiya Hartman, le lieu d’invention de solidarités, de stratégies de survie et de résistance, un terreau fertile où s’expérimentent d’autres possibles, d’autres façons de faire monde. « L’air vibre des possibilités de se rassembler, se réunir, se regrouper. À tout moment peut surgir la promesse d’une insurrection, le miracle d’un soulèvement. » Au cœur de la précarité et de l’adversité, loin des regards normatifs et des injonctions à la respectabilité, naissent des formes de coopération et de mutualité qui réinventent les structures familiales et sociales traditionnelles. Les réseaux de solidarité féminine, en particulier, deviennent des forces motrices de transformation sociale, créant un contre-pouvoir à la domination masculine et à l’ordre patriarcal dominant. Les « filles du ghetto » que décrit Hartman inventent leurs propres codes de socialité, de sexualité, de relation à soi et au monde. Elles résistent, chacune à leur manière, aux efforts de régulation et de normalisation de leurs vies – que ce soit par la réappropriation des espaces publics, la subversion des codes vestimentaires ou l’affirmation de leurs désirs et de leurs expériences dans le registre du « trop », de l’excès, comme un défi constant lancé au discours dominant et ses tentatives d’enfermement.
Saidiya Hartman, cependant, ne se limite pas à une vision idyllique ou romantique de ces solidarités marginales : elle met aussi en lumière les tensions et les conflits qui traversent le monde noir à cette époque, notamment la fracture entre les aspirations à la respectabilité de l’élite noire, incarnée par des figures comme W.E.B Du Bois, et la réalité vécue par les femmes des quartiers pauvres. Pour ces dernières, la condamnation de leur « indiscipline » par les réformateurs noirs de la classe moyenne – souvent plus prompts à juger et à normaliser qu’à comprendre et à soutenir – sonne comme une trahison de classe. Cette tension entre l’idéal d’une élévation raciale par l’éducation, le travail et la respectabilité et la nécessité quotidienne de survivre, coûte que coûte, au sein d’une société qui leur refuse tout droit à l’existence en dehors des rôles traditionnellement assignés au Noir (la femme de ménage, l’ouvrier, la prostituée…) traverse toute l’œuvre. Les Vies rebelles sont justement ces existences qui refusent la binarité imposée par les discours réformistes et inventent des alternatives, qui créent de nouveaux possibles, souvent au péril de leur vie. Les efforts constants pour réguler la vie privée et la sexualité de ces femmes sont pour Saidiya Hartman le symptôme d’une double domination, raciale et patriarcale : l’État, relayé par les élites intellectuelles et sociales noires comme blanches, cherchent à discipliner les corps et les désirs de ces femmes afin de garantir la stabilité du corps social et de maintenir l’ordre établi. La subversion se situe justement dans cet écart entre la vie prescriptrice des idéaux d’intégration, du rêve de se fondre dans la normalité blanche et les multiples trajectoires qu’inventent, chacune à leur manière, ces femmes dont l’Histoire aura finalement échappé au silence programmé des archives officielles, grâce à la poétique rigoureuse, fine et vibrante d’une « nécromancienne de la liberté ».
L'affirmation des identités rebelles (1915-1925) : se faire un art de soi
L’entre-deux-guerres, pour les femmes noires que décrit Saidiya Hartman dans Vies rebelles, est une époque charnière. L’horizon des possibles, bien qu’encore limité par le poids de la ségrégation et du racisme, s’ouvre : la ville, avec ses promesses d’anonymat et de mobilité, devient un espace d’expérimentation et de transgression, où les identités se réinventent, où les corps et les désirs s’expriment en dehors des cadres normatifs imposés par le discours dominant. Comme le souligne la préface, « affirmer par ses choix et sa vie la volonté d’aller au-delà de la simple survie est un acte radical ». Ce radicalisme ne s’exprime pas uniquement par des actes de rébellion ouverte, mais se loge au plus profond des choix de vie, des relations sociales et amoureuses, de la façon même de se mouvoir dans le monde. Les pratiques queers et les transgressions, loin d’être des déviances pathologiques à réprimer, deviennent des formes de résistance, des actes de création de soi et des lignes de fuite face aux tentatives de normalisation et de contrôle.
Saidiya Hartman explore ce processus de création identitaire à travers les parcours singuliers de figures emblématiques telles que Gladys Bentley, musicienne et performeuse queer qui s’affirme publiquement dans un costume masculin, brouillant les frontières du genre et défiant les assignations identitaires ; Jackie Mabley, artiste « bulldagger » (lesbienne masculine) qui utilise l’humour et la scène pour subvertir les stéréotypes raciaux et de genre ; Mabel Hampton, danseuse dont la sexualité et les relations amoureuses avec des femmes, noires et blanches, transgressent la barrière de la couleur et les conventions sociales ; ou encore des militantes telles que Mary White Ovington, co-fondatrice de la NAACP, dont l’engagement politique est traversé par les contradictions et les tensions inhérentes au contexte de l’époque. Ces Vies rebelles – et d’autres, plus anonymes, qui peuplent l’ouvrage comme la « brigade des sacs en papier », femmes qui vendent leur force de travail au jour le jour au « marché aux esclaves » du Bronx – inventent de nouveaux possibles en choisissant consciemment de tracer « un chemin d’errance » hors des sentiers battus, souvent au péril de leur vie. L’expérimentation sexuelle, loin d’être un simple acte de transgression, devient ici l’acte fondateur d’une corporalité affranchie, le moyen par lequel ces femmes cherchent à échapper à la « violence continuellement exercée » sur les femmes noires, prisonnières à la fois de leur race et de leur genre. L’émancipation passe alors par un retour sur soi, une « écriture de l’incarnation » où l’expérience intime se reconstruit non dans l’intériorité psychique ou sentimentale mais bien au cœur de l’exploration des potentialités physiques des corps dansant, aimant, vibrant au rythme du « chœur polyphonique » d’une « révolution en mode mineur ».
La révolution silencieuse (1925-1935) : l'éclosion d'une contre-culture
La dernière décennie explorée par Saidiya Hartman dans Vies rebelles, de 1925 à 1935, marque une nouvelle étape dans la lutte pour l’émancipation des femmes noires. La « révolution en mode mineur » initiée dans les décennies précédentes entre en résonance avec les transformations culturelles et esthétiques plus larges qui traversent la société américaine, notamment avec l’éclosion de la Renaissance de Harlem. Cette période est un moment charnière, un « foisonnement d’expressions artistiques, intellectuelles, poétiques, littéraires », qui pose les jalons d’une contre-culture noire, puissante et subversive. Les Vies rebelles ne se contentent plus de survivre : elles créent. Elles inventent. Elles transforment radicalement le paysage social et culturel, anticipant, selon Saidiya Hartman, une « révolution avant Gatsby« .
Ce bouillonnement créatif et cette pensée radicale s’incarnent dans des lieux emblématiques, chargés d’une énergie vitale et d’une sensualité subversive – des lieux que Saidiya Hartman décrit avec une précision quasi topographique et une attention particulière à l’atmosphère qui y règne : les clubs enfumés de jazz et de blues comme le Edmond’s Cellar ou le Clam House, où les corps se mêlent et s’étreignent au rythme d’une musique qui transgresse les frontières de la respectabilité ; les théâtres noirs comme le Lafayette, où des artistes comme Gladys Bentley défient les normes de genre et de sexualité avec une audace qui fascine et scandalise à la fois ; les buffet flats, ces appartements transformés en lieux de sociabilité nocturne et d’expérimentation queer où toutes les combinaisons et transgressions sont possibles, où les frontières entre le privé et le public s’estompent ; ou encore les rues de Harlem, où l’art de la flânerie et la sociabilité informelle des coins de rue créent un espace-temps alternatif à la frénésie du monde blanc. Dans ces espaces interstitiels, les frontières entre création artistique, résistance politique et expérience intime s’estompent : chanter du blues, danser le Charleston ou aimer une femme devient une façon de faire la révolution, « une pratique de la possibilité à une époque où toutes les routes, à l’exception de celles dont on force le passage, sont condamnées ».
Si cette période est un moment d’effervescence créatrice, elle est aussi celle du début d’un nouveau cycle de répression et de normalisation : la loi, celle sur les logements insalubres, ou les lois visant à criminaliser la sexualité queer, se durcit. Le poids de la « double domination, raciale et patriarcale » continue de se faire sentir, avec ses corollaires de violence, de ségrégation, de contrôle. L’héritage des Vies rebelles n’en est que plus poignant : un chant inachevé, mais non moins puissant, un cri lancé à la fois vers la joie du présent et l’utopie d’un futur où toutes les façons de vivre, toutes les formes d’amour, d’exister, seraient possibles.
Vies rebelles est bien plus qu’un ouvrage d’histoire : c’est une expérience de lecture, une immersion sensorielle et émotionnelle dans un monde vibrant et complexe, trop souvent réduit au silence. Saidiya Hartman nous offre une œuvre magistrale, à la fois rigoureuse et poétique, qui résonne encore puissamment avec les enjeux contemporains de la lutte pour la justice sociale et l’émancipation. Une lecture essentielle, et une invitation à repenser notre façon d’écrire et de raconter l’Histoire.
Faire un don
Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.