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Gonçalo M. Tavares, L’Os du milieu, Traduit du portugais par Dominique Nédellec, Viviane Hamy, 04/09/2024, 160 pages, 19€.

L’architecture de la violence, tel un édifice construit pierre après pierre, se déploie dans ce roman de Gonçalo M. Tavares comme une cartographie minutieuse de la brutalité ordinaire. L’auteur portugais, figure majeure de la littérature contemporaine, dissèque les méandres de l’âme humaine dans un univers urbain où la bestialité côtoie quotidiennement la quête désespérée de sens.

Une architecture narrative labyrinthique

Dans cette œuvre à la structure fragmentée, Gonçalo M. Tavares orchestre une polyphonie de voix qui s’entrecroisent et se répondent, créant un effet de résonance inquiétant. Quatre destinées se croisent dans ce labyrinthe urbain : Kahnnak, vieillard aux pulsions violentes qui commet un acte irréparable dans une chambre d’hôtel ; Maria Llurbai, femme en rupture qui cherche à reconstruire sa vie après un adultère destructeur ; le Dr Albert Mulder, médecin aux penchants voyeuristes qui observe ses jeunes patients ; et enfin Vassliss Rânia, boucher dont la violence quotidienne reflète celle de la société tout entière. La ville innommée devient elle-même un personnage à part entière, un organisme vivant qui digère et régurgite ses habitants. « La cité est quelque chose de grand : tu la coupes d’un côté, mais il y a l’autre« , nous dit le narrateur, suggérant l’impossibilité d’échapper à son emprise tentaculaire.
Cette architecture narrative, construite comme un dédale urbain, alterne entre différents points de vue et temporalités, créant un effet de désorientation qui mime l’expérience même des personnages. Les destins s’entremêlent dans les ruelles, les hôtels miteux et les boucheries, tissant une toile narrative complexe où chaque histoire éclaire les autres sous un jour nouveau. Tavares joue avec les perspectives, passant d’un personnage à l’autre sans transition, comme si nous suivions le regard d’une caméra de surveillance urbaine qui capturerait des fragments de vie interconnectés. Cette structure permet d’explorer les multiples facettes de la violence sociale et individuelle, tout en maintenant une tension narrative qui ne faiblit jamais.

La bestialité quotidienne : une anthropologie de la survie

Les personnages de Gonçalo M. Tavares sont avant tout des corps en lutte, des organismes qui tentent de survivre dans un environnement hostile. Le choix des métiers n’est pas anodin : un boucher, un médecin – des professions qui impliquent un rapport direct avec la chair, le sang, la matérialité brute de l’existence. « L’os du milieu !! Vous comprenez ? Ce qu’il faut, c’est trouver l’os du milieu de chaque chose, puis le briser ! Comme ça, d’un coup ! » répète Vassliss qui résumerait toute la philosophie du roman : au cœur de notre humanité réside une structure osseuse, dure, inflexible, qui détermine nos comportements les plus fondamentaux.
Les rituels quotidiens – manger, boire, uriner – sont dépeints avec une acuité tranchante qui les transforme en actes de survie primitive. La prose de Tavares ne recule devant aucun détail physiologique, créant un effet de réel parfois insoutenable qui nous rappelle notre propre animalité. « Un corps inchangé qui s’effondra sur le lit, à ceci près qu’en cette fin d’après-midi il était plus faux qu’au début de la journée » – cette phrase illustre parfaitement la façon dont l’auteur traite le corps comme un territoire de conflit permanent.

La quête illusoire du sens dans un monde désenchanté

Au-delà de sa dimension physique, le roman explore la solitude existentielle de ses personnages. Chacun d’eux cherche, à sa manière, à donner un sens à son existence dans un monde qui semble en être dépourvu. Maria Llurbai, figure centrale du roman, illustre parfaitement cette quête : après avoir tout perdu – son mari, son statut social, son identité même – elle erre dans la ville à la recherche d’une nouvelle raison d’être. Sa rencontre avec Vassliss Rânia révèle leur commune solitude, masquée chez l’une par des discours mystiques sur les figuiers et l’histoire romaine, chez l’autre par une obsession pour « l’os du milieu ».
Le symbolisme de L’Os du milieu prend ici toute sa dimension métaphysique : il représente cette structure centrale qui nous définit mais aussi nous emprisonne, cette essence immuable qui résiste à toute tentative de transformation. Gonçalo M. Tavares suggère ainsi que notre nature profonde, comme un squelette invisible, détermine nos actions plus sûrement que notre volonté consciente. Les personnages ont beau tenter d’échapper à leur condition, ils finissent toujours par reproduire les mêmes schémas de violence et d’aliénation. Le roman devient alors une méditation sur l’impossibilité de la rédemption dans un monde où les rapports humains sont irrémédiablement corrompus par la brutalité sociale.

Une allégorie de la société contemporaine

À travers ce roman, Gonçalo M. Tavares dresse un portrait implacable de notre modernité urbaine où la ville devient le théâtre d’une lutte permanente pour la survie. Les quatre personnages principaux incarnent différentes facettes de la violence sociale : Kahnnak représente la brutalité primitive qui sommeille en chacun, le Dr Mulder la perversion des institutions censées nous protéger, Maria Llurbai l’aliénation sociale, et Vassliss Rânia la violence quotidienne normalisée par le travail.
L’auteur portugais transforme chaque lieu – la boucherie, le cabinet médical, la chambre d’hôtel – en un microcosme qui reflète les dysfonctionnements de notre société. La violence n’est pas présentée comme une anomalie mais comme le fondement même des relations sociales. Ainsi, quand Vassliss découpe la viande ou que le Dr Mulder examine ses patients, ces gestes professionnels révèlent une brutalité systémique plus large.
Ce qui fait la force du roman, c’est sa capacité à transcender le simple constat social pour atteindre une dimension universelle. En créant un univers urbain à la fois reconnaissable et étrangement déformé, Tavares nous force à regarder en face les mécanismes de domination qui structurent nos sociétés. L’Os du milieu devient alors une métaphore de ce noyau de violence autour duquel s’organise toute la vie sociale, cette colonne vertébrale invisible qui soutient l’édifice de nos civilisations modernes tout en révélant leur fragilité fondamentale.

L’Os du milieu s’impose comme une œuvre qui renouvelle le genre du roman urbain contemporain. À travers une écriture précise et une structure narrative complexe, Tavares nous livre une méditation troublante sur la violence inhérente à la condition humaine et sur l’impossibilité d’y échapper. Un roman qui résonne de manière particulièrement forte avec les tensions qui traversent nos sociétés contemporaines.

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